Mais l’instant d’après, Ahlwin était de nouveau près de lui. « T’en fais pas, mon gars, je suis de ton côté, dit-il tout bas.
— Va-t-en, tu vas me faire repérer », siffla Mikael entre ses dents. Il regarda un instant les yeux du forgeron. Il avait vieilli, marqué par la tragédie qui avait vu son fils, le traître, massacré par ses compatriotes, comme l’avait raconté Agnete. Il s’éloigna encore. Quand il releva la tête, il constata avec soulagement qu’Ahlwin n’était plus là. Il lança un coup d’œil aux soldats. Aucun ne les avait remarqués. Mais Ahlwin avait rejoint Agnete au premier rang, et lui parlait à l’oreille. Mikael comprit que les soldats la surveillaient tout particulièrement.
Agnete ne se tourna pas dans la direction que lui avait sûrement indiquée Ahlwin. Elle était maligne, pensa Mikael avec un sourire, elle avait compris.
Puis il vit Ahlwin revenir. Mikael était furieux. Mais il ne bougea pas.
« Agnete dit qu’ils te cherchent. Tu dois partir, dit Ahlwin, sur un ton de conspirateur.
— Oui, et grâce à toi ils vont me trouver, marmonna Mikael. Va-t-en. »
Ahlwin, mortifié, courba la tête et s’apprêta à partir. Mikael remarqua que des soldats regardaient dans leur direction. Il saisit Ahlwin par le bras. « Parle avec ton voisin. Et tâche de rire, si tu peux. »
Ahlwin fit des yeux ahuris.
« Vas-y ! » Mikael regardait les soldats qui tenaient le forgeron à l’œil.
Ahlwin, empoté, se mit à parler au bûcheron.
Mikael était si tendu qu’il n’entendait même pas ce qu’il lui disait, mais les soldats regardaient déjà ailleurs dans la foule. Il se rapprocha insensiblement des premiers rangs, supposant que les soldats y chercheraient avec moins d’attention.
Alors le rythme des tambours augmenta jusqu’à la frénésie puis, à l’unisson, ils se turent.
Le silence qui suivit fut encore plus terrifiant.
« Là-haut ! », s’écria un petit garçon en pointant le doigt vers le sommet d’une des deux tours massives de la grande porte.
Mikael leva les yeux.
La foule aussi.
En haut de la tour venait d’apparaître Ojsternig, tenant un balluchon à bout de bras. Près de lui, un archer.
Le silence était total.
Ojsternig défit le balluchon et souleva au-dessus de sa tête un bébé. Mikael eut un coup au cœur. « Aujourd’hui est un jour de fête pour le royaume ! annonça Ojsternig, triomphant. Je vous présente l’héritier du trône, Marcus III de Saxe ! »
Les yeux de Mikael furent obscurcis par la rage. “Mon fils”, se dit-il.
Pendant qu’Ojsternig le redescendait, l’enfant se mit à pleurer. Il le tendit à une servante apparue derrière lui. Elle prit l’enfant, l’enveloppa à nouveau dans ses langes et s’en alla.
« Mais aujourd’hui est aussi un jour de punition ! », cria Ojsternig. Il pointa le bras sur sa droite, vers l’autre tour.
La foule regarda de ce côté.
Mikael vit une femme à la tête couverte d’une capuche de toile, maintenue par une corde nouée autour de son cou. Elle était debout sur un créneau, où le bourreau la maintenait en équilibre.
La foule murmura.
Mikael sentit ses jambes devenir molles. Il savait qui elle était. Elle portait la robe dans laquelle il l’avait toujours vue. Celle du jour où ils avaient fait l’amour pour la première fois, dans l’herbe, près de la grève de l’Uque.
« La juste punition pour qui a attenté à la vie de mon héritier et de sa mère légitime, la princesse Lukrécia, qui languit sur son lit et lutte contre la mort ! », cria Ojsternig.
Mikael n’avait pas besoin de regarder sous cette capuche. Il connaissait par cœur ses traits, la couleur de ses yeux, ses cheveux fins, ses lèvres délicates comme des abricots. Il n’avait pas besoin de voir son visage pour savoir qui était cette femme en équilibre au-dessus du vide. « Eloisa », chuchota-t-il. Son cœur allait exploser dans sa poitrine.
« Et la seule punition est la mort ! », s’exclama Ojsternig d’une voix vibrante.
Mikael toucha son épée attachée à son thorax. Que devait-il faire ? Mourir ici, avec elle ? Ou retourner auprès de ses hommes pour combattre ? Il avait du mal à réfléchir. « Eloisa… », murmura-t-il encore. Il glissa la main dans sa tunique, atteignit le lacet qui nouait la poignée sous son aisselle.
« Que la sentence soit exécutée ! », ordonna Ojsternig d’une voix forte.
Mikael trouva le nœud qui serrait le lacet.
L’archer à côté d’Ojsternig encocha une flèche et tendit son arc vers l’autre tour.
Mikael défit le nœud. Il avait cessé de respirer. Son cœur même avait cessé de battre.
La flèche partit, volant vers sa cible.
Les gens retenaient leur souffle, dans un silence absolu. On entendit distinctement la flèche siffler dans l’air.
Mikael serra la main sur la poignée de son épée. Eloisa allait mourir.
La flèche l’atteignit en pleine poitrine.
Mikael la vit vaciller un instant.
Puis son corps tomba dans le vide.
Mikael serrait frénétiquement la poignée de son épée.
Le bruit du corps, tel un sac empli de pommes s’écrasant sur le sol, fut terrible, effroyable.
« Non ! », cria Mikael, déchiré par une douleur qu’il n’avait jamais ressentie jusque-là. Il tira son épée.
« Te voilà ! Tu es à moi, ramasse-merde ! », s’écria alors Ojsternig d’une voix triomphante. Il le désigna à ses soldats. « Emparez-vous de lui ! Je le veux vivant ! »
Mikael, le visage baigné de larmes qui ne cessaient de couler, fit un pas en avant pour sortir du premier rang des spectateurs, brandissant son épée à deux mains. Il savait qu’il allait mourir.
Pendant que les soldats marchaient sur lui, Mikael vit Agnete courir en hurlant vers le corps, abandonné au sol comme un objet sans valeur.
Mikael abattit le premier soldat d’un rapide coup de fendant transversal qui déchira la cotte de maille et trancha le thorax. Le second, juste derrière, fit l’erreur de s’arrêter au lieu d’attaquer tout de suite, et Mikael eut le temps de lever son épée pour l’abattre sur lui. La lame lui détacha le bras à la hauteur de l’épaule.
Les autres soldats, comprenant qu’ils n’avaient pas affaire à un simple paysan, perdirent leur fougue initiale et étudièrent ses mouvements, attentifs à ne pas être à portée de ses coups de fendant.
« Emparez-vous de lui ! », hurla Ojsternig du sommet de la tour.
Mikael haletait. Il n’avait pas peur de mourir. Il pensa à son père, qui s’était battu seul face aux hommes d’Agomar, et qui était mort avec courage. « Allez ! Venez ! », leur cria-t-il, les veines du cou gonflées, serrant son épée avec une force multipliée par la douleur et par le désespoir.
« Mikael, sauve-toi ! cria Agnete à ce moment-là. C’est un piège ! »
Mikael se tourna vers elle.
Agnete avait ôté sa capuche au cadavre. « C’est pas elle ! »
Un soldat tenta une attaque.
Mikael para et le repoussa en arrière.
Agnete souleva la tête du cadavre. « C’est pas elle ! cria-t-elle encore. Sauve-toi ! »
Mikael reconnut le visage sans vie. C’était celui de Marcus, l’imposteur. Ojsternig l’avait habillé comme Eloisa, pour lui tendre un piège.
« Eloisa est vivante ! », cria encore Agnete.
Deux soldats attaquèrent Mikael, par la droite et par la gauche.
Les jambes pliées, il fit tournoyer son épée à la hauteur de leurs genoux.
L’un des deux cria et tomba, la jambe coupée. L’autre, qui avait évité le coup, abaissa son épée sur Mikael.
Celui-ci esquiva et le frappa à l’épaule gauche. Il se rendit alors compte qu’il allait mourir pour rien. Eloisa était vivante. Il sentit un calme nouveau descendre en lui. “La seule chose qui compte, c’est de survivre.” Les paroles de Volod lui revenaient en mémoire. “Tu n’as pas froid. Tu ne ressens pas la faim, la douleur, la colère, la nostalgie. Tu n’es ni triste ni gai. Tu n’es pas amoureux. Tu n’as pas sommeil. Tu n’es pas saoul. Tu n’es pas blessé.” Il se sentait lucide à présent. Tout vacarme, tout bruit avait cessé. Une dizaine de soldats s’élança sur lui. L’ordre d’Ojsternig était de le capturer vivant, ce qui lui donnait un énorme avantage. Derrière les soldats, des palefreniers retenaient à grand-peine les chevaux par la bride. Mikael sut immédiatement quoi faire. Il se jeta au milieu des gens, feignant de s’échapper.
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