Elle ferma les yeux et approcha le flacon de ses lèvres.
Mikael sentait en lui un profond calme intérieur, en traversant le pont sur l’Uque avec le groupe de bûcherons qu’il suivait, mêlé aux apprentis de la scierie.
Il avait retrouvé ses hommes deux nuits plus tôt dans l’ancienne cachette des rebelles. Il y avait aussi les mineurs que Lucio avait rassemblés ces derniers mois. Tous étaient désorientés, se contentant de survivre. Pourchassés, comme des bêtes dans la forêt. Mais son arrivée leur avait redonné courage. Avec ce qu’on racontait de lui, il était devenu légendaire dans la vallée, la forêt et les mines. Mikael ne pensait pas mériter une telle réputation mais, à voir ces yeux pleins d’espoir qui le fixaient, une prière muette dans le regard, il comprit qu’il avait une responsabilité. Pour eux, il était l’héritier de Volod le Noir.
Il ne leur avait pas parlé, il s’était contenté d’acquiescer. « Avant, je dois sauver ma femme », leur avait-il dit.
Tous les hommes s’étaient proposés pour l’accompagner.
« Non. On serait tout de suite repérés. On ne ferait pas vingt pas dans la vallée sans qu’ils nous tombent dessus. C’est l’affaire d’un homme seul », avait dit Mikael en essayant de ne pas montrer combien il était tendu. « Mais si je reviens… » Il les avait regardés en silence, avant de lever le poing. « Si je reviens, nous combattrons ensemble, côte à côte, jusqu’à libérer nos frères. »
Il avait pris Lucio et Manuel à part pour leur exposer son plan. Dix hommes à la mire parfaite suffiraient. Aucune erreur n’était permise.
Et tandis que ses pas résonnaient sur les planches du pont sur l’Uque, Mikael, lucide et maître de lui, savait ce qu’il avait à faire. Cette année de voyage loin de la Raühnvahl l’avait radicalement transformé. Il avait combattu et tué, appris à se cacher, à tenir ses émotions à distance, à observer les gens. Il n’était plus le gamin effrayé d’autrefois.
Un des gardes du pont le fixa. Mikael lui fit un léger signe de tête, en retenant son souffle, sans que l’autre ne réponde à son salut. Mikael continua de marcher.
Il avait caché son épée sous une longue tunique de toile brute, en la liant d’un lacet de cuir à son thorax, sous l’aisselle gauche et contre sa hanche. S’il le fallait, il suffirait de tirer sur le lacet.
Dans la vallée, il se joignit à un autre groupe de bûcherons et d’apprentis, en route pour assister à l’exécution. Il évita soigneusement les gens du village. L’un d’eux aurait pu le reconnaître et, maladroits comme ils étaient, le démasquer en croyant le protéger.
Il regarda le château. Le bois au milieu de la vallée, celui où les hommes du village l’avaient aidé à transporter les pierres, avait disparu, englouti par la soif d’or d’Ojsternig.
Le groupe grossissait. Mikael resta dans celui des apprentis mais vit à l’avant des visages familiers. Il reconnut le brasseur Ahlwin, qui avait grossi et dont la moustache avait jauni ; la vieille Astrid, celle qui avait dit à Agnete que le gamin maigrichon acheté au marché de Dravocnik ne survivrait pas ; les deux frères roux qui s’étaient presque entre-tués dans les combats organisés par Ojsternig ; Preschern, dont les fils étaient devenus des hommes ; Fabio, son compagnon de lutte dans l’équipe des Verts ; le vieux Zacharias, tout décrépit, à la figure si antipathique ; le frère Timotej, qui marchait en s’aidant d’un bâton ; la femme de Cvetko, un des trois pendus de Dravocnik après l’attaque des rebelles, et tant d’autres, avec qui il avait partagé les travaux des champs et une longue partie de sa vie. Il espéra qu’aucun d’eux ne le remarquerait, et se glissa plus profondément encore dans le groupe des apprentis.
« T’es nouveau ? Je t’ai jamais vu », lui demanda un jeune garçon qui marchait à côté de lui.
Mikael haussa les épaules. « On est trop nombreux pour tous se connaître », répondit-il. Mais il ralentit le pas et se laissa précéder par l’apprenti pour couper court à la conversation.
À mesure qu’ils avançaient, on entendait, à l’intérieur du château de plus en plus proche, les tambours qui roulaient pour annoncer l’imminence de l’exécution.
La nuit précédente, Mikael était descendu dans la Raühnvahl. Il s’était approché du château pour tenter quelque chose. Mais Ojsternig avait fait disposer autour des murailles une ceinture d’hommes de ronde armés de torches qui éclairaient à vingt pas. Impossible d’aller plus près.
Il ne restait donc plus que la solution qu’il avait choisie.
L’exécution aurait sûrement lieu dans la cour intérieure du château. S’il arrivait à libérer les chevaux et à les effrayer pour faire diversion, il pourrait s’approcher suffisamment d’Eloisa pour tuer le bourreau et les deux soldats qui l’assistaient. Tous deux gagneraient ensuite les souterrains jusqu’au passage secret. Avec un peu de chance, ils seraient rapidement au pont. Là, le plan mis au point la veille avec Lucio et Manuel les sauverait.
Mais il vit alors un cordon de soldats qui bloquait l’accès au château, cinquante pas avant la grande porte. Tous s’arrêtèrent. Sa gorge se serra. S’il ne pouvait pas assister à l’exécution, tout espoir de tenter quelque chose était perdu.
« Pourquoi on nous laisse pas entrer ? », demanda-t-il à un bûcheron.
L’autre secoua la tête. « J’en sais rien. »
Le bruit des tambours était devenu assourdissant.
Mikael, en proie à une anxiété croissante, recula encore vers le fond. « Pourquoi on nous laisse pas entrer ? », demanda-t-il à un autre apprenti.
Celui-ci haussa les épaules.
À ce moment-là, Mikael aperçut Agnete expulsée par la grande porte entre deux gardes, qui la poussèrent dans la foule avant de s’éloigner.
Elle promena son regard sur l’assistance. Son visage était contracté par l’appréhension et la douleur.
Mikael comprit qu’elle le cherchait. Juste avant que leurs regards ne se croisent, il tourna le dos et alla se mêler à un groupe compact de bûcherons accompagnés de femmes et enfants.
De là, il remarqua un soldat un peu à l’écart par rapport au cordon que formaient les autres.
« Pourquoi on nous laisse pas entrer ? », lui demanda-t-il en s’approchant de quelques pas, sachant que c’était une grave imprudence.
« Regarde et tu verras, répondit l’autre. — Mais l’exécution se passera dans la cour ? insista Mikael, d’une voix étranglée.
— Je t’ai dit regarde et tu verras », répéta le soldat. Il lui montra les gens qui attendaient : « Retourne avec les autres ».
Mikael allait repartir quand il remarqua que le soldat, qui ne s’intéressait plus à lui, examinait attentivement la foule. Il regarda les autres soldats : ils faisaient de même. Leur mission n’était pas seulement de contenir la foule.
« Vous cherchez quelqu’un ? », demanda-t-il au soldat.
L’autre se retourna avec un regard mauvais. « Lâche-moi les couilles, tu me fais perdre mon temps ! », lança-t-il d’un ton agressif.
Mikael revint se mêler aux spectateurs, et comprit que les gardes du pont sur l’Uque, alertés par le bûcheron sur lequel il était tombé deux jours plus tôt, avaient averti Ojsternig. Et Ojsternig avait aussitôt compris qu’il ne s’agissait pas d’un simple brigand. Il observa le comportement des soldats. Aucun doute, ils le cherchaient dans la foule. Ojsternig profiterait de l’exécution pour le capturer.
Mikael baissa la tête, frémissant de colère.
Les tambours continuaient à rythmer l’attente de la mort, dans l’air qui vibrait.
« C’est vraiment toi ? », chuchota une voix tout près de lui. Il sursauta et se tourna brusquement. C’était Ahlwin, le forgeron, le père d’Eberwolf. Il ne répondit pas et s’éloigna de quelques pas.
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