Il protégeait aussi les artistes et ils le sculptèrent dans la pierre et son portrait était noble et distingué, et il avait les membres fins et les joues hautes et ses deux yeux voyaient, et il était assis avec une tablette sur les genoux et un style à la main, bien qu'il n'eût jamais su écrire, car il avait des scribes et des comptables. Ces statues amusèrent beaucoup Kaptah, et les prêtres d'Amon, à qui il avait offert de grands présents dès son retour de Syrie pour se ménager la faveur des dieux, en placèrent une dans le grand temple.
Il se fit également construire une vaste tombe dans la nécropole, et les artistes en couvrirent les murs de nombreuses images de Kaptah vaquant à ses occupations quotidiennes, et il avait l'air d'un noble élégant et beau, sans bedaine, car il voulait rouler les dieux et parvenir dans le royaume de l'Occident tel qu'il se rêvait et non pas tel qu'il était. A cet effet il se fit rédiger un livre des morts qui est le plus artistique et le plus compliqué que j'aie jamais vu et qui comprenait douze rouleaux d'images et d'écritures, ainsi que des conjurations pour apaiser les esprits des enfers et pour munir la balance d'Osiris de poids pipés et pour soudoyer les quarante babouins. Il estimait en effet que la sécurité prime tout, et il respectait notre scarabée plus qu'aucun dieu.
Je n'enviais pas la richesse de Kaptah et son bonheur, pas plus que je n'enviais le plaisir et la satisfaction de mon prochain, et je ne voulais plus enlever aux gens leurs illusions, puisqu'elles les rendaient heureux. Car souvent la vérité est cruelle, et il vaut mieux tuer un homme que de lui arracher ses illusions. Mais les illusions ne me donnaient aucune paix et mon travail ne me contentait pas, et pourtant durant ces années je soignai et guéris de nombreux malades et je fis aussi plusieurs trépanations et trois malades seulement en moururent, si bien que ma réputation de trépanateur se répandit au loin. Malgré tout, je n'étais pas satisfait, et Muti me communiquait peut-être sa misanthropie, si bien que je rabrouais tout le monde. Je reprochais à Kaptah ses excès de table et je reprochais aux pauvres leur paresse et aux riches leur égoïsme et aux juges leur indifférence, et je n'étais content de personne, et je brocardais tout le monde. Mais je ne brusquais jamais les malades et les enfants, et je guérissais les malades en leur causant le moins de douleurs possible, et je chargeais Muti de distribuer des gâteaux au miel aux enfants de la rue dont les yeux me rappelaient les yeux clairs de Thot.
On disait de moi:
– Ce Sinouhé est bourru et bougon, et sa bile bout sans cesse, si bien qu'il ne sait plus jouir de la vie. Et ses mauvaises actions le poursuivent, si bien qu'il ne peut dormir la nuit.
Mais je disais aussi du mal de Horemheb dont toutes les actions me semblaient mauvaises, et surtout je critiquais ses bousiers qu'il entretenait sur les greniers royaux et qui menaient une vie de fainéantise en se vantant de leurs exploits dans les auberges et dans les maisons de joie et qui provoquaient des bagarres et inquiétaient les filles dans les rues de Thèbes. C'est que Horemheb pardonnait à ses bousiers toutes leurs frasques et ne leur donnait jamais tort. Si les pauvres venaient se plaindre à lui du viol de leurs filles, il leur disait qu'ils devaient être fiers que ses soldats engendrent une race forte en Egypte. C'est qu'il méprisait les femmes et ne voyait en elle que des instruments de procréation.
On m'avait mis en garde contre ces propos que je tenais si imprudemment, mais je n'y renonçai pas, car je ne craignais rien pour moi. Mais à la longue Horemheb devint méfiant et susceptible, et un beau jour ses gardes pénétrèrent dans ma maison et chassèrent les malades et m'emmenèrent devant Horemheb. C'était le printemps et l'inondation s'était retirée et les hirondelles survolaient le fleuve de leur vol rapide comme la flèche. Horemheb avait vieilli et sa nuque s'était voûtée et son visage était jaune et les muscles saillaient sous la peau de son long corps maigre. Il me regarda dans les yeux, et il me dit:
– Sinouhé, maintes fois je t'ai fait avertir, mais tu te moques de mes avertissements et tu continues à dire aux gens que le métier de soldat est le plus vil de tous et le plus méprisable, et tu dis qu'il vaut mieux pour un enfant mourir dans le sein maternel que devenir soldat, et que deux ou trois enfants suffisent pour une femme, et qu'il vaut mieux élever convenablement trois enfants que de devenir pauvre et malheureuse en en élevant neuf ou dix. Tu as dit aussi que tous les dieux sont égaux et que tous les temples sont des lieux obscurs, et tu as dit que le dieu du faux pharaon valait mieux que tous les autres. Et tu dis qu'un homme ne doit pas en acheter un autre pour en faire son esclave, et tu prétends que le peuple qui laboure et sème et récolte doit aussi posséder la terre, même si elle appartient au pharaon. Et tu as osé dire que mon régime ne diffère guère de celui des Hittites, et tu as proféré encore une foule de stupidités qui mériteraient un envoi aux mines. Mais j'ai été patient envers toi, Sinouhé, parce que jadis tu as été mon ami, et tant que le prêtre Aï vivait, j'avais besoin de toi, parce que tu étais mon seul témoin contre lui. Mais tu ne m'es plus nécessaire, au contraire tu ne pourrais que me nuire à cause de tout ce que tu sais. Si tu avais été sage et prudent, tu aurais fermé la bouche et vécu tranquillement, car rien ne t'aurait jamais manqué, mais au lieu de cela tu vomis des ordures sur ma tête, et je ne veux plus le tolérer.
Il s'excita en parlant et frappa ses cuisses maigres de sa cravache et fronça le sourcil en disant:
– En vérité, tu es comme un pou des sables entre mes orteils et un taon sur mes épaules, et dans mon jardin je ne tolère pas de buissons stériles qui ne produisent que des épines vénéneuses. C'est de nouveau le printemps dans le pays de Kemi et les hirondelles commencent à s'enfouir dans la vase et la colombe roucoule et les acacias fleurissent. Le printemps est une saison dangereuse, car il suscite toujours des troubles et de vains propos, et les jeunes gens voient rouge et ramassent des pierres pour lapider les gardiens, et on a déjà barbouillé mes images dans quelques temples. C'est pourquoi je dois te bannir hors d'Egypte, Sinouhé, si bien que plus jamais tu ne reverras le pays de Kemi, car si je te permets de rester ici, le jour viendra où je devrai donner l'ordre de te mettre à mort, et je ne voudrais pas le faire, parce que tu as été mon ami. Tes propos insensés pourraient en effet être l'étincelle qui allume les roseaux secs, et une fois qu'ils sont allumés, ils brûlent avec de hautes flammes. C'est pourquoi les paroles sont parfois plus dangereuses que les lances, et je veux extirper d'Egypte les propos factieux, comme un bon jardinier arrache les mauvaises herbes, et je comprends les Hittites qui empalent les sorciers le long de leurs routes. Je ne veux plus que le pays de Kemi soit la proie des flammes, ni à cause des hommes, ni à cause des dieux, et c'est pourquoi je te bannis, Sinouhé, parce que tu n'as certainement jamais été un Egyptien, mais que tu es un curieux bâtard dont le cerveau abrite des pensées malades.
Il avait peut-être raison, et la peine de mon cœur provenait peut-être du fait que dans mes veines le sang sacré des pharaons se mêlait au sang pâle du crépuscule de Mitanni. Mais malgré tout ces paroles me firent pouffer et je mis la main devant ma bouche par politesse. Et pourtant j'étais rempli d'appréhension, car Thèbes était ma ville et j'y étais né et j'y avais vécu et je ne voulais pas vivre ailleurs qu'à Thèbes. Mon rire blessa Horemheb qui avait pensé que je me prosternerais à ses pieds pour implorer son pardon. C'est pourquoi il brandit son fouet et dit:
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