Assis dans le jardin à regarder les poissons, je parlais à mon cœur:
– Calme-toi, cœur insensé, car ce n'est pas ta faute, et tout ce qui se passe dans le monde est insensé, et la bonté et la méchanceté n'ont pas de sens, mais la cupidité, la haine et la passion dominent partout. Ce n'est pas ta faute, Sinouhé, car l'homme reste pareil et ne change pas. Les années fuient et les hommes naissent et meurent, et leur vie est comme un souffle chaud et ils ne sont pas heureux en vivant, ils sont heureux seulement en mourant. C'est pourquoi rien n'est plus vain que la vie humaine. C'est en vain que tu plonges l'homme dans le courant du temps, son cœur ne change pas et il ressort du courant tel qu'il y est entré, par la peste et par les incendies, par les dieux et par les lances, car il ne fait que s'endurcir dans les épreuves, jusqu'à devenir plus méchant qu'un crocodile, et c'est pourquoi seul un homme mort est un homme bon.
Mais mon cœur protestait et disait:
– Regarde ces poissons, Sinouhé, mais tant que tu vivras, je ne te laisserai pas en paix, et chaque jour de ta vie je te dirai: «C'est toi qui es le coupable», et chaque nuit de ta vie je te dirai: «C'est toi qui es le coupable, Sinouhé, car moi, ton cœur, je suis plus insatiable qu'un crocodile et je veux que ta mesure soit comble.»
Je m'emportai contre mon cœur et je lui dis:
– Tu es un cœur toqué et je suis las de toi aussi, parce que tu ne m'as causé que des ennuis et des peines, du chagrin et du tourment tous les jours de ma vie. Je sais bien que ma raison est un meurtrier et qu'elle a des mains noires, mais mes meurtres sont petits en comparaison de tous ceux qui s'accomplissent dans le monde, et personne ne m'en accuse. C'est pourquoi je ne comprends pas que tu ressasses ma culpabilité sans me laisser en paix, car qui suis-je pour guérir le monde et qui suis-je pour modifier la nature de l'homme?
Mais mon cœur dit:
– Je ne parle pas de tes meurtres et je ne t'en accuse pas, bien que jour et nuit je te répète: coupable, coupable. Des milliers et des milliers de gens sont morts à cause de toi. Ils ont succombé à la faim et à la peste, aux armes et aux blessures, aux roues des chars d'assaut, et ils ont succombé d'épuisement dans les chemins du désert. A cause de toi des enfants sont morts dans le sein maternel, à cause de toi les cannes se sont abattues sur les dos ployés, à cause de toi l'injustice bafoue le droit, à cause de toi la cupidité l'emporte sur la bonté, à cause de toi les voleurs régnent sur le monde. En vérité, innombrables sont ceux qui ont péri à cause de toi, Sinouhé. La couleur de leur peau est différente, et leurs langues ne sont pas faites des mêmes mots, mais ils sont morts innocents, parce qu'ils n'avaient pas ton savoir, et tous ceux qui sont morts et qui meurent sont tes frères et ils meurent à cause de toi et tu es le seul coupable. C'est pourquoi leurs pleurs troublent ton sommeil et t'enlèvent le goût de la nourriture et corrompent toutes tes joies. Mais j'endurcis mon esprit et je dis:
– Les poissons sont mes frères, parce qu'ils ne disent pas de vaines paroles. Les loups du désert sont mes frères, et les lions dévorants sont mes frères, mais pas les hommes, parce que les hommes savent ce qu'ils font.
Mon cœur me railla et dit:
– Les hommes savent-ils vraiment ce qu'ils font? Toi, tu le sais et tu possèdes le savoir, c'est pourquoi je te tourmenterai jusqu'au jour de ta mort à cause de ton savoir, mais les autres ne savent pas. C'est pourquoi toi seul tu es coupable, Sinouhé.
Alors je poussai des cris et déchirai mes vêtements en disant:
– Maudit soit mon savoir, maudites soient mes mains, maudits soient mes yeux, mais que surtout soit maudit mon cœur stupide qui ne me laisse pas de paix et forge des accusations gratuites contre moi. Apportez-moi sans retard la balance d'Osiris, pour peser mon cœur perfide, et que les quarante justes babouins prononcent leur sentence sur moi, car j'ai plus de confiance en eux qu'en mon misérable cœur.
Muti sortit de sa cuisine et trempa un linge dans l'étang et me posa des compresses froides sur le front. Elle me couvrit de reproches et me mit au lit et me fit boire des potions amères qui me calmèrent. Je fus longtemps malade, et Muti me soigna avec dévouement, tandis que je délirais en lui parlant d'Osiris et de sa balance, ainsi que de Merit et de Thot. Elle me défendit de rester nu-tête au jardin sous le soleil, car mes cheveux étaient tombés et ma calvitie me rendait sensible aux insolations. Mais je m'étais assis à l'ombre du sycomore pour observer les poissons qui étaient mes frères.
Une fois guéri, je devins encore plus taciturne et plus bourru qu'avant, et je fis la paix avec mon cœur qui cessa de me tourmenter. Je ne parlais plus de Merit et de Thot, dont je conservais la mémoire, et je savais qu'ils avaient dû périr pour que ma mesure fût comble et que je fusse seul, car s'ils avaient été près de moi, j'aurais été satisfait et heureux. Mais je devais toujours être solitaire, selon la mesure qui m'avait été octroyée, et c'est pourquoi dès la nuit de ma naissance j'étais descendu seul le fleuve dans la barque de roseau.
Un jour, je quittai la maison déguisé en pauvre, et je n'y revins pas. Je me mis à faire le portefaix sur les quais, et mon dos était douloureux et déjeté. J'allai au marché ramasser des légumes gâtés pour me nourrir et je m'engageai chez des forgerons pour faire marcher le soufflet. Je travaillai comme un esclave et comme un portefaix. Et je disais:
– Il n'y a pas de différence entre les hommes, et chacun naît tout nu. Et on ne peut jauger les hommes à la couleur de leur peau ou à leur langue, ni à leurs habits et à leurs bijoux, mais seulement à leur cœur. C'est pourquoi un homme bon est meilleur qu'un méchant, et le droit est meilleur que l'injustice, et voilà tout ce que je sais.
Mais les gens riaient et disaient:
– Tu es toqué, Sinouhé, de travailler comme un esclave, alors que tu sais lire et écrire. Tu as certainement commis des crimes, puisque tu te caches parmi nous, et tes paroles puent Aton dont le nom ne doit plus être prononcé. Mais nous ne te dénoncerons pas, tu resteras avec nous pour nous divertir par tes discours ridicules. Mais cesse de nous comparer aux Syriens puants ou aux nègres crasseux, car nous sommes tout de même des Egyptiens et nous sommes fiers de notre teint et de notre langue, de notre passé et de notre avenir.
Je leur dis:
– Vous avez tort, car tant que l'homme se glorifiera et s'estimera meilleur que les autres, les menottes et les coups de canne, les lances et les corbeaux continueront à poursuivre l'humanité. L'homme doit être pesé d'après son cœur, et tous les cœurs se valent, car toutes les larmes sont faites de la même eau salée, celles des noirs et des bruns, celles des Syriens et des nègres, celle du pauvre et du riche.
Mais ils rirent et se frappèrent les genoux en disant:
– En vérité tu es toqué, et tu as vécu dans un sac. Car un homme ne peut vivre s'il ne se sent supérieur aux autres, et il n'est pas de misérable qui ne se sente meilleur qu'un autre. L'un se vante de l'habileté de ses doigts, l'autre de la largeur de ses épaules, le voleur est fier de sa ruse, le juge de sa sagesse, l'avare de son avarice, le prodigue de sa prodigalité, la femme de sa vertu, la fille de joie de sa nature généreuse. Et rien ne réjouit plus l'homme que de se savoir supérieur à autrui sur quelque point. C'est ainsi que nous sommes ravis de nous trouver plus intelligents et plus rusés que toi, bien que nous soyons de pauvres hères et des esclaves et que tu saches lire et écrire.
Je dis:
– Et pourtant la justice vaut mieux que l'injustice. Mais ils répondirent avec amertume:
Читать дальше