– Bien, Kaptah, selon tes conseils je vais reprendre ma profession, et je me mettrai aussi à collectionner, mais comme je ne veux pas singer autrui, je rassemblerai les hommes qui se souviennent d'Aton.
Mais Kaptah crut que je plaisantais, car il savait aussi bien que moi tout le mal qu'Aton avait causé à l'Egypte et à moi aussi. Muti nous apporta du vin et nous conversâmes agréablement, mais bientôt les esclaves vinrent soulever Kaptah qui à cause de son obésité ne pouvait plus se lever seul. Il partit, mais le lendemain il me fit apporter de grands cadeaux qui me rendirent la vie facile et luxueuse même, si bien que rien n'aurait manqué à mon bonheur, si j'avais su me réjouir.
C'est ainsi que je fis remettre l'emblème du médecin sur ma porte, et les malades me payaient selon leurs moyens, et je ne demandais rien aux pauvres, si bien que ma cour en était pleine du matin au soir. En les soignant, je les questionnais prudemment sur Aton, car je ne voulais pas les effrayer ni les inciter à répandre sur moi des bruits fâcheux, car ma réputation était déjà assez mauvaise à Thèbes. Mais je ne tardai pas à remarquer qu'Aton était complètement tombé dans l'oubli et que personne ne le comprenait plus, à part les violents et les victimes d'une injustice qui ne voyaient plus en lui et en sa croix qu'un moyen magique de se venger.
Après la crue, le prêtre Aï mourut, et on raconta qu'il était mort de faim, car dans sa peur du poison il n'osait plus rien manger, pas même le pain qu'il préparait lui-même, parce qu'il croyait que les grains de blé avaient été empoisonnés déjà pendant qu'ils poussaient dans les champs. Alors Horemheb mit fin à la guerre en Syrie et laissa Kadesh aux Hittites, puisqu'il ne pouvait s'en emparer, et il rentra en triomphe à Thèbes pour célébrer toutes ses victoires. Il ne considérait pas Aï comme un vrai pharaon, et il n'ordonna pas de deuil public, mais il proclama immédiatement qu'Aï avait été un faux pharaon qui, par ses guerres continuelles et par ses exactions fiscales, avait causé à l'Egypte des souffrances indicibles. En mettant fin à la guerre et en fermant les portes du temple de Sekhmet tout de suite après la mort d'Aï, il réussit à persuader le peuple qu'il n'avait nullement désiré la guerre, mais qu'il n'avait fait qu'obéir au méchant pharaon. C'est pourquoi le peuple acclama son retour.
Aussitôt rentré à Thèbes, Horemheb me fit appeler et me dit:
– Sinouhé, mon ami, je suis plus vieux que lors de notre séparation et j'ai été bien tourmenté par tes paroles et tes reproches d'être un homme sanguinaire et de nuire à l'Egypte. Mais je suis parvenu à mes fins et j'ai restauré la puissance de l'Egypte, si bien qu'aucun danger extérieur ne la menace, car j'ai brisé la lance des Hittites et je laisse à mon fils Ramsès le soin de s'emparer de Kadesh, parce que j'en ai assez des guerres et que je veux consolider le trône de mon fils. Certes, l'Egypte est sale comme l'étable d'un pauvre, mais tu verras bientôt comme j'en ferai sortir le fumier pour remplacer l'injustice par la justice, et chacun recevra sa mesure selon ses mérites. En vérité, ami Sinouhé, je veux restaurer le bon vieux temps, et tout sera comme jadis. C'est pourquoi je ferai effacer de la liste des souverains les noms indignes de Toutankhamon et d'Aï, tout comme celui d'Akhenaton a déjà été supprimé, et leurs règnes seront comme s'ils n'avaient jamais existé, et je ferai débuter mon règne à la nuit de mort du grand pharaon, lorsque j'arrivai à Thèbes la lance à la main, avec mon faucon volant devant moi.
Il devint mélancolique et se prit la tête entre les mains, et la guerre avait tracé des sillons sur son visage, et ses yeux n'avaient aucune joie quand il parla:
– En vérité, le monde est bien différent de ce qu'il était du temps de notre jeunesse, et le pauvre avait sa mesure pleine, et l'huile et la graisse ne manquaient pas dans les cabanes de pisé. Mais le bon vieux temps reviendra avec moi, Sinouhé, et l'Egypte sera fertile et riche et j'enverrai mes navires à Pount et je rouvrirai les carrières et les mines abandonnées pour reconstruire des temples superbes et pour faire affluer l'or, l'argent et le cuivre dans les caves du pharaon. En vérité, dans dix ans tu ne reconnaîtras plus l'Egypte, car tu n'y verras plus de mendiants ni d'invalides. Les faibles doivent céder la place aux forts, et j'extirperai aussi de l'Egypte tout le sang faible et malade, afin que notre peuple soit de nouveau sain et fort pour que mes fils puissent l'entraîner à la conquête de tout l'univers Mais ces paroles ne me causèrent aucune joie, et mon estomac tomba dans mes genoux et le froid me rongea le cœur. C'est pourquoi je restai muet, sans sourire. Il en fut vexé et fronça les sourcils et se battit h cuisse de sa cravache en or, et il dit:
– Tu es aussi désagréable que jadis, Sinouhé, et tu me semblés être un stérile buisson d'épines, et je ne comprends pas pourquoi je croyais me réjouir en te revoyant. Tu es le premier que j'aie appelé devant moi, avant même d'avoir vu mes enfants et salué mon épouse, car la guerre m'a rendu solitaire et le pouvoir m'a rendu solitaire, si bien qu'en Syrie je n'avais personne avec qui partager mes joies et mes peines, mais je devais toujours soupeser chaque parole. A toi, Sinouhé, je ne demande rien, sauf ton amitié, mais il me semble qu'elle s'est éteinte et que tu n'es pas heureux de me revoir.
Je m'inclinai profondément devant lui et mon cœur solitaire volait vers lui et je dis:
– Horemheb, je suis le seul survivant de nos amis d'enfance. C'est pourquoi je t'aimerai toujours. Maintenant le pouvoir est à toi et bientôt tu porteras les couronnes des deux pays, et personne ne pourra plus te résister. C'est pourquoi je t'en supplie, Horemheb, fais revenir Aton. Pour notre ami Akhenaton, restaure Aton. Pour notre crime atroce, restaure Aton, afin que tous les peuples soient comme des frères et qu'il n'y ait plus de guerre.
A ces mots, Horemheb secoua la tête et dit:
– Tu es aussi fou que naguère, Sinouhé. Ne comprends-tu pas qu'Akhenaton a lancé une pierre dans l'eau, et le bruit fut grand, mais je ramène le calme à la surface, comme si la pierre n'avait jamais existé? Ne comprends-tu pas que mon faucon m'a conduit à la maison dorée lors de la mort du grand pharaon, afin que l'Egypte ne succombe point? C'est pourquoi je remettrai tout en place, car l'homme n'est jamais content du présent, mais seul le passé est bon à ses yeux et l'avenir aussi est bon. J'unirai le passé et l'avenir. Je pressurerai les riches qui ont accumulé des fortunes scandaleuses, et je pressurerai aussi les dieux qui se sont engraissés, afin que dans mon royaume les riches ne soient pas trop riches ni les pauvres trop pauvres, et personne, pas même un dieu, ne pourra me disputer le pouvoir. Mais c'est en vain que je t'explique mes idées, tu ne les comprends pas, car tu es faible et impuissant, et les faibles n'ont pas le droit de vivre, ils sont créés pour être foulés aux pieds par les forts. Il en est de même pour les peuples, il en a toujours été ainsi, il en sera toujours ainsi.
C'est ainsi que nous nous séparâmes, Horemheb et moi, et nous n'étions plus amis comme avant. Après mon départ, il alla trouver ses fils et il les souleva dans ses bras puissants, puis il se rendit chez la princesse Baketamon et lui dit:
– Ma royale épouse, tu as brillé comme la lune dans mon esprit pendant toutes les années écoulées, et j'ai langui après toi. Mais maintenant l'œuvre est accomplie et tu seras bientôt la grande épouse royale à mes côtés, comme t'y autorise ton sang sacré. Beaucoup de sang a coulé pour toi, et des villes ont brûlé pour toi. N'ai-je pas mérité ma récompense?
Baketamon lui sourit aimablement et lui toucha pudiquement l'épaule en disant:
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