– En vérité, tu as mérité ta récompense, Horemheb mon mari, grand capitaine de l'Egypte. C'est pourquoi j'ai fait construire dans le parc un pavillon sans pareil, pour pouvoir t'y accueillir comme tu le mérites, et c'est moi qui dans mon ennui en ai recueilli chaque pierre en t'attendant. Allons voir ce pavillon, afin que tu reçoives ta récompense dans mes bras et que je te cause du plaisir.
Horemheb fut ravi de ces paroles et Baketamon le prit pudiquement par la main et le conduisit dans le jardin, et les courtisans se cachèrent en retenant leur souffle, pleins d'effroi à la pensée de ce qui allait se passer, et même les esclaves et les palefreniers s'enfuirent. Baketamon fit entrer Horemheb dans le pavillon, mais quand celui-ci, dans son impatience, voulut la prendre dans ses bras, elle le repoussa doucement et dit:
– Refrène un instant tes instincts virils, Horemheb, afin que je puisse te raconter toutes les peines que j'ai eues pour t'élever ce pavillon. J'espère que tu te rappelles ce que je t'ai dit, la dernière fois que tu m'as prise de force. Eh bien, regarde chaque pierre et sache que chacune, et elles sont nombreuses, est pour moi le souvenir d'une jouissance dans les bras d'un autre homme. C'est avec mes jouissances que j'ai élevé ce pavillon en ton honneur, Horemheb, et cette grosse pierre blanche m'a été apportée par un poissonnier qui était tout emballé de moi, et cette pierre verte provient d'un vidangeur du marché au charbon, et ces huit pierres brunes côte à côte sont le cadeau d'un marchand de légumes qui était insatiable dans mes bras et qui louait mon habileté. Pour peu que tu aies de la patience, je te raconterai l'histoire de chaque pierre, et nous aurons du temps pour cela. Nous aurons bien des années à vivre ensemble, et les jours de notre vieillesse seront communs, mais je crois que j'aurai assez d'histoires à te raconter chaque fois que tu voudras me prendre dans tes bras.
D'abord, Horemheb refusa de la croire, il pensa à une folle plaisanterie et l'attitude pudique de Baketamon le trompa. Mais en regardant les yeux ovales de la princesse, il y vit briller une haine plus effrayante que la mort, et il la crut. Fou de rage, il prit son poignard hittite pour tuer cette femme qui l'avait ainsi déshonoré. Mais Baketamon découvrit sa poitrine et dit d'un ton railleur:
– Frappe, Horemheb, frappe, et les couronnes t'échapperont, car je suis prêtresse de Sekhmet et mon sang est sacré, et si tu me tues, tu n'auras plus aucun droit au trône des pharaons.
Ces paroles calmèrent Horemheb. C'est ainsi que la vengeance de Baketamon fut complète, car Horemheb lui était désormais lié, et il n'osa pas même faire démolir le pavillon qu'il eut sans cesse sous les yeux quand il regardait dehors par ses fenêtres. En effet, après mûre réflexion, il n'avait pas vu d'autre parti que de feindre d'ignorer la conduite de Baketamon pendant son absence. Et s'il avait fait démolir le pavillon, tout le monde aurait compris qu'il savait comment Baketamon avait incité la plèbe de Thèbes à cracher dans son lit. C'est pourquoi il préféra laisser les gens rire derrière son dos plutôt que de s'exposer à une honte publique. Mais désormais il ne toucha plus Baketamon, et il vécut solitaire, et je dois dire à l'honneur de Baketamon qu'elle renonça à ses entreprises de construction.
Voilà ce qui arriva à Horemheb, et je crois qu'il n'eut pas beaucoup de joie de ses couronnes, lorsque les prêtres l'oignirent et placèrent sur sa tête la couronne rouge et blanche. Il devint méfiant et n'eut plus guère confiance en qui que ce fût, il avait toujours l'impression qu'on se moquait de lui par-derrière à cause de sa mésaventure conjugale. Il avait une épine éternelle au flanc et son cœur ne trouvait jamais la paix. Il noyait son chagrin dans le travail, et il se mit à sortir le fumier de l'Egypte pour tout restaurer et pour remplacer l'injustice par la justice.
Pour être équitable, je dois encore parler des bonnes actions de Horemheb, car le peuple le louait hautement et le considérait comme un bon souverain, et dès les premières années de son règne, on le rangea parmi les grands pharaons. C'est qu'il tracassa les riches et les nobles, car il ne permettait à personne d'être trop riche ou trop noble, afin que personne ne pût lui disputer le pouvoir, et cela plaisait fort au peuple. Il châtia les juges iniques et rendit leurs droits aux pauvres, et il réforma l'imposition en payant sur le trésor le traitement des percepteurs qui n'eurent plus la possibilité de pressurer le peuple pour s'enrichir.
En proie à une inquiétude constante, il parcourait le pays de province en province et de village en village, examinant les abus, et sa route étaient marquée par les oreilles et les nez coupés des percepteurs malhonnêtes et par des coups de bâton et des hurlements. Même le plus pauvre pouvait lui exposer directement son affaire, et il rendait la justice avec une fermeté inébranlable. Il envoya de nouveau des navires à Pount, et les femmes et les enfants des marins pleurèrent de nouveau sur les quais en se blessant le visage selon la vieille coutume, et l'Egypte s'enrichit rapidement, car sur dix navires au moins trois revenaient chaque année avec de grands trésors. Il construisit des temples et rendit aux dieux ce qui est aux dieux, sans en favoriser aucun spécialement, sauf Horus, et il s'intéressa surtout au temple de Hetnetsut où on l'adorait comme un dieu en lui sacrifiant des bœufs. C'est pourquoi le peuple bénissait son nom et le louait hautement et racontait sur lui des histoires merveilleuses.
Kaptah aussi continuait à prospérer et à s'enrichir, et personne ne pouvait rivaliser avec lui. Comme il n'avait pas de femme ni d'enfants, il avait désigné Horemheb comme son légataire universel, afin de pouvoir vivre sa vie en paix et accroître ses richesses. C'est pourquoi Horemheb ne le pressura pas aussi impitoyablement que les autres riches, et les percepteurs le ménageaient.
Kaptah m'invitait souvent dans son palais qui était situé dans le quartier des nobles et dont les jardins et parcs occupaient un vaste emplacement, si bien qu'il n'avait aucun voisin pour le déranger. Il mangeait dans de la vaisselle d'or et chez lui l'eau coulait à la manière crétoise par des robinets d'argent, et sa baignoire était d'argent, et le siège de ses toilettes était en ébène et les parois étaient marquetées de pierres formant des dessins amusants. Il m'offrait des mets extraordinaires et me versait du vin des pyramides, et des musiciens et des chanteurs, avec les plus belles et illustres danseuses de Thèbes, nous divertissaient pendant le repas.
Il donnait aussi de grands banquets, et riches et nobles y venaient volontiers, bien qu'il fût né esclave et qu'il eût conservé bien des façons vulgaires, comme de se moucher avec les doigts ou de roter bruyamment. C'est qu'il était un amphitryon généreux et qu'il distribuait de précieux cadeaux à ses hôtes, et ses conseils en affaires étaient judicieux, si bien que chacun profitait de son amitié. Ses propos et ses récits étaient d'une drôlerie irrésistible, et souvent il se déguisait en esclave pour amuser ses invités et pour leur raconter des blagues à la manière des esclaves hâbleurs, car il était assez riche pour n'avoir plus à redouter des allusions désobligeantes à son passé. Il me disait:
– O mon maître Sinouhé, lorsqu'un homme est assez riche, il ne peut plus s'appauvrir, il devient toujours plus riche, même s'il ne le voulait pas. Mais ma fortune provient de toi, Sinouhé, et c'est pourquoi je te reconnais pour mon maître et il ne te manquera jamais rien tant que tu vivras, même s'il vaut mieux pour toi n'être pas riche, car tu ne sais pas utiliser ta richesse, tu causerais seulement du scandale et des dommages. Ce fut en somme une chance pour toi de gaspiller ta fortune du temps du faux pharaon, et je veillerai à ce que tu ne manques jamais du nécessaire.
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