Alors le pharaon fit le poing et leva les bras et ses yeux s'assombrirent et il cria:
– Sinouhé, ne comprends-tu pas que si je dois choisir la mort à la place de la vie, je préfère la mort de cent Egyptiens à celle de mille Syriens? Si je commençais la guerre en Syrie pour sauver les Egyptiens qui y vivent, ce serait la mort de nombreux Egyptiens et de nombreux Syriens, et un Syrien est un homme tout comme un Egyptien et un cœur bat dans sa poitrine et il a aussi des femmes et des enfants aux yeux clairs. Si je réponds au mal par le mal, il n'en sortira que du mal. Mais en répondant au mal par le bien, le mal qui en résultera sera moindre que si je réponds au mal par le mal. Je ne veux pas choisir la mort à la place de la vie. C'est pourquoi je ferme mes oreilles à tes paroles, et ne me parle plus de la Syrie, si ma vie t'est chère et si tu m'aimes, car en songeant à la Syrie mon cœur souffre tous les maux de ceux qui périront par ma volonté, et un homme ne peut supporter longtemps les douleurs de beaucoup de gens. C'est pourquoi laisse-moi en paix au nom d'Aton et pour ma vérité.
Il inclina la tête et ses yeux rougirent de douleur et ses lèvres épaisses tremblèrent. Je n'insistai pas, mais dans mes oreilles retentissaient le choc des béliers contre les murailles de Megiddo et les cris des femmes violées dans les tentes de laine des soldats amorrites. J'endurcis mon cœur, car j'aimais le pharaon, bien qu'il fût fou, et peut-être à cause de sa folie, car sa folie était plus belle que la sagesse des autres hommes.
Je dois encore parler des courtisans qui avaient suivi le pharaon dans sa nouvelle ville, parce que leur vie n'avait pas d'autre raison que de se passer à proximité du pharaon et de sourire quand il souriait et de froncer le sourcil en même temps que lui. Ainsi avaient fait leurs pères avant eux, et c'est d'eux qu'ils avaient hérité leurs fonctions royales et leurs titres et ils se glorifiaient de leurs dignités et les comparaient entre elles. Il y avait le porteur de sandale royal, qui n'avait jamais mis lui-même ses chaussures, il y avait l'échanson royal qui n'avait jamais foulé le raisin, il y avait le boulanger royal qui n'avait jamais vu pétrir la pâte, il y avait le porteur royal de la boîte à onguents, et aussi le circonciseur royal et une foule d'autres dignitaires, et j'étais moi-même le trépanateur royal, mais personne n'attendait que je trépane le pharaon, bien que, à la différence des autres, j'en eusse été capable, sans causer la mort du roi.
Ils arrivèrent tous dans la Cité de l'Horizon avec allégresse et en chantant les hymnes d'Aton sur leurs bateaux ornés de fleurs, avec les dames de la cour et une quantité de jarres de vin. Ils campèrent dans des tentes et sous des abris sur la rive, et ils mangèrent et burent et jouirent de la vie, car l'inondation était terminée et le printemps commençait et l'air des campagnes était léger comme le vin nouveau et les oiseaux gazouillaient dans les arbres et les colombes roucoulaient. Ils avaient tant d'esclaves et de serviteurs que leur camp formait une vraie ville, car ils étaient incapables de se laver les mains tout seuls, et sans esclaves ils auraient été aussi abandonnés que des enfants en bas âge.
Mais ils suivaient attentivement le pharaon qui leur montrait les emplacements des rues et des maisons, et leurs esclaves abritaient leurs têtes précieuses contre l'ardeur du soleil. Ils s'intéressèrent aussi activement à la construction de leurs maisons, car parfois le pharaon prenait lui-même une brique et la mettait en place. Ils portèrent des briques pour leurs futures maisons et riaient des écorchures de leurs mains, et les femmes nobles pétrissaient l'argile, agenouillées sur le sol nu. Si elles étaient jeunes et jolies, elles en prenaient prétexte pour ne garder sur elles que leur pagne, comme les femmes du peuple en train de moudre le blé. Mais tandis qu'elles travaillaient ainsi, des esclaves tenaient des parasols au-dessus de leurs têtes, et quand elles en avaient assez de pétrir l'argile, elles s'en allaient en laissant tout en désordre, si bien que les constructeurs pestaient contre elles et devaient enlever les briques posées par les mains nobles.
Mais ils ne critiquaient pas les jeunes femmes nobles qu'ils aimaient à regarder et ils leur donnaient des claques de leurs mains sales, en feignant la bêtise, si bien qu'elles poussaient des cris de surprise et d'excitation. Mais lorsque de vieilles femmes s'approchaient d'eux pour les encourager au travail et qu'elles pinçaient leurs muscles robustes avec admiration et leur caressaient les joues au nom d'Aton en flairant leur sueur, ils pestaient de nouveau et laissaient choir des briques sur les pieds des importunes.
Les courtisans étaient très fiers de leur travail et se vantaient du nombre de briques qu'ils avaient mises en place, et ils montraient au pharaon leurs mains écorchées pour s'attirer sa faveur.
Mais ils se lassèrent rapidement de ce divertissement et se mirent à créer des jardins et à creuser des fossés comme des enfants. Les jardiniers invoquaient les dieux et juraient, car les courtisans faisaient sans cesse déplacer arbres et buissons, et les creuseurs des canaux d'irrigation les appelaient enfants de Seth, car chaque jour ils trouvaient de nouveaux endroits où il fallait creuser des étangs à poissons. Ces courtisans ne se rendaient pas compte qu'ils dérangeaient les ouvriers, au contraire ils s'imaginaient les aider, et chaque soir en buvant du vin ils se vantaient de leurs travaux.
Mais bientôt ils se lassèrent tout à fait et se plaignirent de la chaleur et leurs nattes dans les tentes furent envahies par les puces des sables, si bien qu'ils geignaient toute la nuit et venaient me demander le matin des onguents contre les morsures des puces. Ils finirent par maudire la Cité de l'Horizon, et beaucoup se retirèrent dans leurs domaines et quelques-uns se rendirent en secret à Thèbes pour se divertir, mais les plus fidèles restèrent à l'ombre de leurs tentes à boire du vin rafraîchi et à jouer aux dés, avec des alternatives de pertes et de gains, pour tuer le temps. Mais peu à peu les murs des maisons s'élevaient, et en quelques mois la Cité de l'Horizon d'Aton surgit du désert avec ses merveilleux jardins comme dans un conte. Mais j'ignore ce que cela coûta. Tout ce que je sais, c'est que tout l'or d'Amon n'y suffit point, car les caves d'Amon étaient vides lorsqu'on en brisa les scellés, et les prêtres d'Amon, pressentant la tempête, avaient réparti beaucoup d'or entre leurs fidèles.
Je dois encore raconter que la famille royale s'était divisée, car la grande mère royale avait refusé de suivre son fils dans le désert. Thèbes était sa ville, et le palais doré qui se dressait bleu et rouge or au milieu des jardins sur la rive, avait été construit par le pharaon Amenhotep à ses amours, car la mère royale Tii n'avait été qu'une fille d'oiseleur dans les roseaux du Bas Pays. C'est pourquoi elle ne voulut pas renoncer à Thèbes, et la princesse Baketaton resta aussi près de sa mère, et le prêtre Aï gouvernait en tenant le sceptre à la droite du souverain et rendait la justice sur le siège du roi devant les rouleaux de cuir, si bien que pour les gens de Thèbes rien n'était changé, sauf que le faux pharaon avait disparu, et personne ne le regrettait.
La reine Nefertiti retourna à Thèbes pour ses couches, car elle n'osait se passer de l'assistance des médecins de Thèbes et des sorciers nègres, et elle mit au monde une troisième fille qui fut appelée Ankhsenaton et qui devait devenir reine. Mais pour faciliter l'accouchement, les sorciers nègres avaient aussi dû lui étirer le crâne, et quand les princesses grandirent, toutes les femmes qui voulaient être à la mode en copiant la famille royale portèrent des crânes postiches pour s'allonger la tête. Mais les princesses se faisaient raser les cheveux, car elles étaient fières de la forme élégante de leur crâne. Les artistes les admiraient aussi et ils sculptaient leurs portraits et dessinaient et coloriaient les images, sans se douter que tout cela n'était arrivé que par les pratiques de sorciers nègres.
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