Après la naissance de cette fille, Nefertiti rentra à la Cité de l'Horizon et s'installa dans le palais qui avait été achevé entre-temps. Elle laissa à Thèbes le harem du pharaon, car elle était fort irritée d'avoir eu encore une fille et ne voulait pas que le pharaon épuisât ses forces avec d'autres femmes. Akhenaton n'eut rien à objecter, car il était excédé de ses obligations dans le gynécée et ne convoitait pas d'autre femme, ce qui était très compréhensible à quiconque voyait la beauté de Nefertiti, que sa troisième grossesse n'avait aucunement enlaidie, mais qui paraissait plus jeune et plus épanouie que jamais encore. Mais je ne sais si cela provenait de l'amour d'Akhenaton ou de la sorcellerie des nègres.
C'est ainsi que la Cité de l'Horizon s'éleva dans le désert en une seule année, et les fiers sommets des palmiers se balançaient le long des avenues et les grenades mûrissaient dans les parcs et les lotus fleurissaient tout rosés dans les étangs. Toute la ville était un jardin fleuri, car les maisons étaient légères et en bois comme des pavillons de plaisance et leurs colonnes de palmier et de roseau étaient gracieuses et peintes. Les jardins pénétraient jusque dans les maisons, car, sur les murs, des sycomores et des palmiers peints étaient doucement bercés par le vent, et sur les planchers, dans les roseaux, des poissons nageaient et des canards prenaient leur vol.
Il ne manquait rien de ce qui peut réjouir le cœur de l'homme, des gazelles apprivoisées couraient dans les parcs et des chevaux fringants ornés de plumes d'autruche tiraient des voitures légères, et des épices à l'odeur forte venues du monde entier embaumaient toutes les cuisines.
C'est ainsi que fut construite la Cité de l'Horizon d'Aton, et quand l'automne revint et que les hirondelles sortirent du limon pour voler en essaims inquiets sur le fleuve grossi, le pharaon Akhenaton dédia cette terre et cette ville à Aton. Il dédia les stèles-limites de la cité dans les quatre directions, et sur chaque stèle Aton bénissait de ses rayons le pharaon et sa famille, et une inscription y affirmait que le pharaon ne quitterait plus jamais ce sol voué à Aton. Pour cette dédicace, les constructeurs firent des chaussées pavées dans les quatre directions, si bien que le pharaon put se rendre dans son char doré vers les stèles et la famille royale le suivait en voiture et en litière, ainsi que les courtisans qui semaient des fleurs, tandis que les flûtes et les instruments à cordes jouaient l'hymne d'Aton.
Akhenaton ne voulait pas quitter sa ville même après sa mort, et il envoya des constructeurs creuser des tombes éternelles dans les montagnes de l'est sur le territoire dédié à Aton, et leur travail devait durer si longtemps qu'ils ne reviendraient plus jamais chez eux. Mais ces hommes n'aspiraient plus à regagner leurs anciens foyers, ils se résignèrent à leur sort et vécurent dans leur ville à l'ombre du pharaon, car leurs mesures de blé étaient abondantes et l'huile ne manquait jamais dans leurs pots et leurs femmes leur donnaient des enfants sains.
Ayant ainsi décidé de construire sa tombe et celles des nobles qui désiraient rester à jamais avec lui dans la Cité de l'Horizon, Akhenaton ordonna de construire une Maison de la Mort en dehors de sa ville, afin que les corps des personnes mortes ici fussent conservés pour l'éternité. C'est pourquoi il fit venir les plus éminents embaumeurs de la Maison de Thèbes, sans s'inquiéter de leur foi, car les embaumeurs ne pourraient croire à quoi que ce soit, à cause de leur métier, et seule leur habileté importe. Ils arrivèrent dans une barque noire et leur odeur les précédait avec le vent, si bien que les gens se cachaient dans leurs maisons et baissaient la tête et brûlaient de l'encens et récitaient des prières à Aton. Mais beaucoup invoquaient aussi les anciens dieux et faisaient les signes sacrés d'Amon, car l'odeur des embaumeurs leur rappelait les anciens dieux.
Ils descendirent du bateau avec tout leur équipement, et leurs yeux habitués aux ténèbres clignaient à la lumière vive du soleil, et ils pestaient contre ce voyage. Ils entrèrent rapidement dans leur nouvelle Maison de la Mort et n'en sortirent plus, et bientôt ils s'y sentirent comme chez eux à cause de leur odeur qu'ils avaient amenée avec eux. Comme les prêtres d'Aton avaient horreur de cette maison, le pharaon me chargea de la surveiller, et j'y rencontrai le vieux Ramôse qui était chargé de nettoyer les cerveaux. Il me reconnut et fut très surpris de cette rencontre. Quand j'eus retrouvé sa confiance, je pus calmer mon impatience de savoir à quoi avait abouti ma vengeance contre la femme qui m'avait fait tant de mal à Thèbes. C'est pourquoi je lui demandai:
– Ramôse, mon ami, te rappelles-tu avoir traité une belle femme qu'on apporta dans la Maison de la Mort après les troubles de Thèbes et qui, si je m'en souviens bien, s'appelait Nefernefernefer?
Il me regarda, la nuque voûtée, avec ses yeux immobiles de tortue, et dit:
– En vérité, Sinouhé, tu es le premier noble qui ait jamais appelé un embaumeur du nom d'ami. Mon cœur en est ému, et le renseignement que tu désires est certainement important, puisque tu m'appelles ton ami. Ne serais-tu pas l'homme qui nous l'apporta une nuit, enveloppée dans le drap noir des morts? Car si c'est toi, tu ne saurais être l'ami d'aucun embaumeur, et si on le sait, les embaumeurs t'empoisonneront avec du venin de cadavre, pour que ta mort soit effrayante.
Ces paroles me firent trembler et je lui dis:
– Peu importe qui l'apporta, car elle méritait son sort, mais tu me laisses entendre qu'elle n'était pas morte.
Ramôse dit:
– En vérité cette terrible femme reprit connaissance dans la Maison de la Mort, car une femme comme elle ne meurt jamais, et si elle meurt, son corps doit être brûlé, pour qu'il ne revienne jamais, et après avoir appris à la connaître, nous l'avons appelée Sethnefer, la beauté du diable.
Alors un terrible pressentiment s'empara de moi et je lui dis:
– Pourquoi dis-tu d'elle qu'elle était dans la Maison de la Mort? N'y serait-elle plus, bien que les embaumeurs eussent promis de la garder septante fois septante jours?
Ramôse agita rageusement ses pinces, et je crois bien qu'il m'en aurait frappé, si je ne lui avais apporté une cruche du meilleur vin du pharaon. Il tâta le cachet poussiéreux de la cruche et dit:
– Nous ne t'avons fait aucun mal, Sinouhé, et tu étais pour moi comme un fils et je t'aurais volontiers gardé pour t'enseigner mon art. Nous avons embaumé les corps de tes parents comme ceux des nobles, sans épargner les meilleures huiles et les baumes précieux. Pourquoi donc as-tu voulu nous faire du mal, en nous apportant vivante cette affreuse femme? Sache qu'avant son arrivée nous vivions une vie simple et laborieuse et nous réjouissions nos cœurs en buvant de la bière et nous nous enrichissions en dérobant aux défunts leurs bijoux sans considération de rang ni de sexe et en vendant aux sorciers certaines parties du corps dont ils ont besoin pour leurs pratiques. Mais l'arrivée de cette femme transforma la Maison de la Mort en une grotte infernale et les hommes se battirent à coups de couteau comme des fous pour cette femme. Elle nous a soutiré toutes nos richesses et tout notre or et tout notre argent économisé pendant des années, et elle ne méprisait pas même le cuivre, mais elle nous prit jusqu'à nos habits, car si un homme était vieux, comme moi, et ne pouvait plus s'amuser avec elle, elle incitait les autres à le voler, une fois qu'ils avaient gaspillé leurs biens. Il ne lui fallut que trois fois trente jours pour nous dépouiller complètement. Ayant constaté qu'elle ne tirait plus rien de nous, elle éclata de rire et nous méprisa, et deux embaumeurs fous d'elle s'étranglèrent avec leur ceinture, parce qu'elle se moquait d'eux et les repoussait. Ensuite elle partit en emportant toutes nos richesses, et on ne put l'en empêcher, car si quelqu'un voulait l'arrêter, un autre s'interposait en sa faveur pour mériter un sourire ou une caresse d'elle. C'est ainsi qu'elle emporta notre tranquillité et nos économies, et elle avait au moins trois cents debens d'or, sans compter l'argent et le cuivre et les bandelettes de lin et les onguents que nous avions volés aux morts au cours des années, comme il convient. Mais elle promit de revenir au bout d'un an pour nous donner le bonjour et voir combien nous aurions économisé entre-temps. C'est pourquoi, actuellement, dans la Maison de la Mort de Thèbes, on vole plus que jamais, et les embaumeurs ont appris à se voler les uns les autres si bien que notre tranquillité a aussi disparu. Tu comprends pourquoi nous l'avons appelée Sethnefer, car vraiment elle est très belle, bien que sa beauté soit du démon.
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