– Je pisse sur ses tablettes, car elles sont aussi sordides et perfides que lui. Mais si tu es fermement résolu à dissoudre l'armée, permets-moi au moins de renforcer les postes de la frontière, car déjà les tribus du sud poussent leurs troupeaux sur nos pâturages dans le pays de Koush et elles incendient les villages de nos alliés noirs, ce qui est facile, car ces villages sont construits en roseaux.
Akhenaton disait:
– Je ne les crois pas animés de mauvaises intentions, c'est la pauvreté qui les pousse. C'est pourquoi nos alliés doivent partager leurs pâturages avec les tribus du sud, et je leur enverrai aussi des croix de vie. Je ne crois pas non plus qu'ils incendient les villages avec préméditation et pour nuire, car ces villages de roseau prennent facilement feu, et il ne faut pas, pour quelques incendies, condamner des tribus entières. Mais si tu le désires, tu peux renforcer les garnisons des frontières de Koush et de Syrie, car il t'incombe de veiller à la sécurité du pays, mais ce ne doit pas être une armée régulière.
Horemheb disait:
– En tout cas, Akhenaton, mon ami insensé, tu dois me permettre de réorganiser tout le système des gardes dans le pays, car les soldats libérés pillent les maisons et volent aux paysans les peaux de l'impôt.
Le pharaon disait alors en faisant la leçon:
– Tu vois, Horemheb, les conséquences de ta désobéissance. Si tu avais parlé davantage d'Aton à tes soldats, ils se conduiraient bien, mais maintenant leurs cœurs sont enténébrés et les marques des coups leur brûlent le dos et ils ne savent ce qu'ils font. As-tu déjà vu que mes deux filles se promènent seules et Meritaton tient sa cadette par la main et elles ont une jolie gazelle pour compagne? Du reste, rien ne t'empêche d'engager des soldats licenciés comme gardiens, à condition qu'ils ne soient que des gardes et ne forment pas une armée régulière en vue de la guerre. A mon avis on devrait aussi démolir tous les chars de guerre, car la méfiance suscite la méfiance et nous devons convaincre tous nos voisins que l'Egypte n'entrera jamais en guerre, quoi qu'il arrive.
– Ne serait-ce pas plus simple de vendre les chars à Aziru ou aux Hittites, car ils payent un bon prix pour les chars et pour les chevaux, disait ironiquement Horemheb. Je comprends que tu ne tiennes pas à entretenir une armée convenable, toi qui engloutis toutes les ressources de l'Egypte dans les marais et les briques.
C'est ainsi qu'ils discutaient de jour en jour, et finalement, grâce à son entêtement, Horemheb fut nommé commandant en chef des troupes de la frontière et des gardiens du pays, mais les gardiens devaient être armés seulement de lances à pointe de bois, par ordre du pharaon. Horemheb convoqua alors les chefs des gardiens des nomes à Memphis, qui était au centre du pays et à la frontière des deux royaumes, et il allait s'embarquer sur son bateau de guerre, quand des messagers apportèrent de Syrie des lettres et tablettes alarmantes, si bien que l'espoir se ranima au cœur de Horemheb. Ces messages établissaient avec certitude que le roi Aziru, informé des troubles de Thèbes, avait jugé le moment propice pour prendre d'assaut deux villes voisines de ses frontières. A Megiddo, qui était la clef de la Syrie, des troubles avaient éclaté et les troupes d'Aziru assiégeaient la citadelle dont la garnison égyptienne implorait du pharaon une aide rapide. Mais le pharaon dit:
– Je crois qu'Aziru a agi ainsi à bon escient, car je sais qu'il est vif, et mes ambassadeurs l'ont peut-être offensé. C'est pourquoi je ne peux le condamner avant de l'avoir entendu. Mais je puis faire quelque chose, et c'est dommage que je n'y aie pas pensé plus tôt. Puisqu'une ville d'Aton s'élève ici, je dois en construire aussi dans le pays rouge, en Syrie et à Koush. Et ces villes seront le centre de tout gouvernement. Megiddo est au croisement des routes des caravanes et pour cela elle serait la plus indiquée, mais je crains que la situation n'y soit trop agitée pour y commencer des travaux de construction. Mais tu m'as parlé de Jérusalem où tu as élevé un temple à Aton lors de la guerre contre les Khabiri, guerre que je ne te pardonnerai jamais. Certes, cette ville n'est pas aussi centrale que Megiddo, mais je vais immédiatement y faire construire une cité d'Aton, qui deviendra la capitale de la Syrie, bien que ce ne soit qu'un misérable village.
A ces mots Horemheb brisa sa cravache et en lança les morceaux aux pieds du pharaon, puis il s'embarqua et partit pour Memphis réorganiser les gardes. Pendant son séjour à la Cité de l'Horizon, j'eus tout le temps de lui exposer ce que j'avais vu et appris à Babylone, à Mitanni, dans le pays des Khatti et en Crète. Il m'écouta en silence, en hochant parfois la tête, comme s'il avait déjà été au courant, et il maniait le poignard que m'avait donné le capitaine hittite du port. Parfois il me posa des questions enfantines, comme par exemple: «Est-ce que les soldats de Babylone partent du pied gauche, comme les Egyptiens, ou du droit, comme les Hittites?» Ou encore: «Est-ce que les Hittites font courir le cheval de réserve des chars de guerre lourds à côté des autres chevaux ou derrière le char?» Ou encore: «Combien de rayons ont les roues des chars hittites et sont-ils renforcés avec du métal?»
II me posait ces questions enfantines parce qu'il était soldat et que les soldats s'intéressent à ces détails sans importance, comme les enfants qui s'amusent à compter les pattes des mille-pattes. Mais il fit coucher par écrit tout ce que je lui dis des routes, des ponts et des fleuves, et aussi tous les noms que je lui citai, si bien que je lui conseillai de s'adresser à Kaptah pour cela, car il était aussi enfantin que lui pour amasser des souvenirs inutiles. Mais il ne fut nullement intéressé par mes récits sur la lecture du foie et par mes descriptions des mille portes et canaux et cavernes du foie, et il n'en prit point note.
Quoi qu'il en soit, il partit furieux de la Cité de l'Horizon, et le pharaon se réjouit de son départ, car les conversations avec Horemheb l'irritaient et lui donnaient des maux de tête. Mais il me dit d'un air songeur:
– Il se peut qu'Aton désire que l'Egypte perde la Syrie, et si c'est le cas, qui suis-je pour me révolter contre sa volonté, car ce sera un bien pour l'Egypte. La richesse de la Syrie a rongé le cœur de l'Egypte et c'est de Syrie que sont venus le luxe, le faste, les vices et les mauvaises habitudes. Si nous perdons la Syrie, l'Egypte devra revenir à une vie plus simple dans la vérité, et ce sera un bienfait pour elle. La vie nouvelle doit commencer en Egypte pour se répandre ensuite partout.
Mais mon cœur se révolta à ses paroles et je dis:
– Le fils du chef de la garnison de Simyra s'appelle Ramsès, et c'est un garçon vif, aux grands yeux bruns, qui aime jouer avec des galets bigarrés. Je l'ai guéri de la varicelle. A Megiddo vit une Egyptienne qui vint me consulter à Simyra, attirée par ma réputation, car son ventre était gonflé et je l'opérai et elle survécut. Sa peau était tendre comme la laine et sa démarche était belle comme celle de toutes les Egyptiennes, bien que la fièvre brillât dans ses yeux et que son ventre fût ballonné.
– Je ne comprends pas pourquoi tu me racontes cela, dit Akhenaton en dessinant une image de son temple tel qu'il le voyait dans son esprit, car il dérangeait sans cesse les architectes avec des dessins et des explications.
– Je pense seulement que j'ai vu ce petit Ramsès et que maintenant sa bouche est fracassée et son front taché de sang. Et je vois aussi cette femme de Megiddo étendue nue et ensanglantée dans la cour de la citadelle, et les soldats d'Amourrou profanent son corps. Certes, mes pensées sont minuscules à côté des tiennes, et un souverain ne peut pas songer à chaque Ramsès et à chaque femme délicate qui est sa sujette.
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