Tandis qu'ils scrutaient les ombres supérieures de la grande salle, leur attention fut attirée par un lustre de cristal suspendu au milieu. À l'une de ses extrémités, une corde blanche soutenait un corps qui se balançait doucement dans le vide, enveloppé dans une cape brillante. Ils avalèrent tous deux leur salive.
- Mort ? interrogea timidement Seth.
Sans cesser de fixer ce spectacle macabre, Ian haussa les épaules.
- On ne devrait pas aviser les autres ? ajouta Seth, angoissé.
- Dès que nous saurons qui c'est. S'il s'agit bien de son sang, et tout semble l'indiquer, peut-être vit-il encore. On va le décrocher.
Seth ferma les yeux. Depuis qu'ils avaient passé le pont, il s'attendait à quelque chose de ce genre, mais de constater que son pressentiment était fondé renforça les nausées qui se pressaient dans sa gorge. Il respira profondément et choisit d'essayer de ne plus réfléchir.
- D'accord, convint-il, résigné. Comment ?...
Ian examina la partie supérieure de la salle. Il repéra une cursive métallique qui en longeait le pourtour, quelque quinze mètres plus haut. De là partait un étroit conduit en direction du lustre de cristal, à peine une passerelle, probablement destinée à l'entretien et au nettoyage.
- Nous allons monter jusqu'à ce passage et nous le décrocherons.
- Un de nous deux devrait rester ici pour l'accueillir, précisa Seth. Je crois que ça devrait être toi.
Ian observa son camarade avec soin.
- Tu es sûr que tu veux monter seul ?
- J'en crève d'envie. Attends ici. Ne bouge pas.
Ian acquiesça. Seth se dirigea vers l'escalier qui menait au niveau supérieur de Jheeter's Gate. Dès que l'ombre eut englouti son camarade et que le bruit de ses pas sur les marches se fut éteint, il examina l'obscurité environnante.
Le vent qui s'échappait des tunnels sifflait à ses oreilles et faisait voleter des petits fragments de décombres sur le sol. Ian leva de nouveau les yeux et tenta de distinguer les traits de la forme suspendue qui tournait sur elle-même, sans y parvenir. Il lui était impossible d'accepter l'idée que ce puisse être Isobel, Siraj ou Sheere. Soudain, un reflet fugace éclaira la surface de la flaque à ses pieds, mais, quand il baissa les yeux, c'était déjà passé.
Jawahal traîna Sheere le long de ce couloir fantastique que formait le train arrêté dans le tunnel, jusqu'au wagon de tête, celui qui précédait la locomotive. Une intense lueur orangée passait sous les portes du wagon, et le bruit furieux d'une chaudière grondait à l'intérieur. Sheere sentit que la température montait de façon vertigineuse et que tous les pores de sa peau s'ouvraient au contact de l'air brûlant et embrasé qui sortait de là.
- Qu'est-ce qu'il y a, à l'intérieur ? demanda-t-elle, épouvantée.
- La machine de feu, répondit Jawahal en ouvrant la porte et en poussant la jeune fille. Ma maison et ma prison. Mais tout ça va très vite changer grâce à toi, Sheere. Après toutes ces années, nous voici de nouveau réunis. N'est-ce pas ce que tu as toujours souhaité ?
Sheere se protégea le visage de la bouffée de chaleur dévorante qui l'assaillit subitement et observa entre ses doigts l'intérieur du wagon. Une gigantesque machinerie formée par de grandes chaudières métalliques reliées à un interminable alambic tout en tuyauteries et en valves rugissait devant elle, menaçant d'exploser. D'entre les joints de cet engin monstrueux fusaient des jets furieux de vapeur et de gaz, qui revêtaient les parois du wagon d'une intense teinte cuivrée. Au-dessus d'un panneau de métal qui portait tout un jeu d'indicateurs de pression et de manomètres, Sheere reconnut, gravé dans le fer, un aigle s'élevant majestueusement d'entre les flammes. Sous le rapace, elle aperçut des mots écrits dans un alphabet qu'elle ne connaissait pas.
- L'Oiseau de Feu, dit Jawahal près d'elle. Mon alter ego.
- Mon père a construit cette machine..., murmura Sheere. Vous n'avez aucun droit à l'utiliser. Vous n'êtes qu'un voleur et un assassin.
Jawahal l'observa, songeur, et passa sa langue sur ses lèvres.
- Quel monde avons-nous édifié, où même les ignorants ne peuvent pas être heureux ? Réveille-toi, Sheere !
La jeune fille se tourna pour le contempler avec mépris.
- Vous l'avez tué..., dit-elle en lui adressant un regard chargé de haine.
Les lèvres de Jawahal se contractèrent en une grimace silencieuse et grotesque. Il fallut quelques secondes à Sheere pour comprendre qu'il riait. Ce faisant, il la poussa doucement contre la paroi brûlante du wagon et pointa vers elle un doigt menaçant.
- Reste ici et ne bouge pas, ordonna-t-il.
Sheere le vit s'approcher de la machinerie palpitante de l'Oiseau de Feu et appliquer ses paumes sur le métal chauffé à blanc des chaudières. Ses mains y adhérèrent. Elle sentit l'odeur de la peau carbonisée dans le grésillement répugnant que produisait la chair en brûlant. Jawahal entrouvrit lentement les lèvres, et les nuages de vapeur qui flottaient dans le wagon semblèrent pénétrer dans ses entrailles. Puis il se retourna et sourit devant le visage horrifié de la jeune fille.
- Tu as peur de jouer avec le feu ? Alors, nous jouerons à autre chose. Nous n'avons pas le droit de décevoir tes amis.
Sans attendre de réponse, il s'écarta des chaudières et se dirigea vers l'extrémité du wagon, où il prit un grand panier d'osier avec lequel il revint vers Sheere, un sourire inquiétant aux lèvres.
- Sais-tu quel est l'animal qui ressemble le plus à l'homme ? lui demanda-t-il aimablement.
Sheere hocha négativement la tête.
- Je constate que l'éducation donnée par ta grand-mère est plus pauvre qu'on pouvait l'espérer. L'absence d'un père est irréparable...
Il ouvrit le panier et y introduisit le poing. Ses yeux brillèrent d'un éclat malicieux. Lorsqu'il l'eut retiré, il tenait entre les mains le corps sinueux et luisant d'un serpent. Une vipère.
- Voici l'animal qui ressemble le plus à l'homme. Il rampe et change de peau à sa convenance. Il vole et mange les petits des autres espèces jusque dans leur nid, mais il est incapable de les affronter à combat découvert. Sa spécialité, néanmoins, est de profiter de la moindre occasion pour administrer sa piqûre mortelle. Il n'a de venin que pour une seule morsure, et il lui faut des heures pour le reconstituer, mais quiconque en est marqué est condamné à une mort lente et certaine. À mesure que le venin pénètre dans les veines, le cœur de la victime bat de plus en plus lentement, pour finir par s'arrêter. Pourtant cette petite bête, toute mauvaise qu'elle soit, jouit comme l'homme d'un certain goût pour la poésie. Sauf que, à la différence de celui-ci, elle ne mordrait jamais ses semblables. Une erreur, tu ne crois pas ? C'est peut-être pour ça qu'elle a fini par servir aux jeux de rue des fakirs et des curieux. Elle n'est pas encore à la hauteur du roi de la création.
Jawahal approcha le reptile de Sheere, qui se plaqua contre la paroi. Il sourit de contentement devant le regard terrifié de la jeune fille.
- Nous avons toujours peur de ce qui nous est le plus proche. Mais ne t'inquiète pas : elle n'est pas pour toi.
Il prit une petite boîte en bois rouge et y glissa le serpent. Sheere respira plus calmement, une fois le reptile hors de son champ de vision.
- Que voulez-vous en faire ?
- Je te l'ai dit : je le garde pour un petit jeu. Cette nuit, nous avons des invités, et nous devons leur fournir toutes sortes de distractions.
- Quels invités ? demanda la jeune fille, en priant pour que Jawahal ne confirme pas ses pires craintes.
- Question superflue, ma chère. Réserve tes demandes aux véritables points d'interrogation. Par exemple : nos invités reverront-ils la lumière du jour, et comment ? Ou combien de temps le baiser de notre petite amie mettra-t-il à éteindre un cœur sain et jeune, débordant de la santé de ses seize ans ? La rhétorique nous enseigne que ce sont là des questions ayant un sens et une structure. Si tu ne sais pas t'exprimer, Sheere, tu ne sais pas penser. Et si tu ne sais pas penser, tu es perdue.
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