Et, après ces mots, M. de Taverney, tout fier de son exhibition de perspicacité, fit un petit bond capricieux qui rappelait le jeune homme, et le jeune homme insolent de prospérité.
Philippe le saisit par la manche et l’arrêta furieux.
– C’est comme cela, dit-il; eh bien! monsieur, votre logique est admirable.
– J’ai deviné, n’est-ce pas, et tu m’en veux? Bah! tu me pardonneras en faveur de l’attention. J’aime Charny, d’ailleurs, et suis bien aise que tu en agisses de la sorte avec lui.
– Votre M. de Charny, à cette heure, est si bien mon favori, mon mignon, mon oiseau élevé à la brochette, qu’en effet je lui ai passé tout à l’heure un pied de cette lame à travers les côtes.
Et Philippe montra son épée à son père.
– Hein! fit Taverney effarouché à la vue de ces yeux flamboyants, à la nouvelle de cette belliqueuse sortie; ne dis-tu pas que tu t’es battu avec M. de Charny?
– Et que je l’ai embroché! Oui.
– Grand Dieu!
– Voilà ma façon de soigner, d’adoucir et de ménager mes successeurs, ajouta Philippe; maintenant que vous la connaissez, appliquez votre théorie à ma pratique.
Et il fit un mouvement désespéré pour s’enfuir.
Le vieillard se cramponna à son bras.
– Philippe! Philippe! dis-moi que tu plaisantais.
– Appelez cela une plaisanterie si vous voulez, mais c’est fait.
Le vieillard leva les yeux au ciel, marmotta quelques mots sans suite, et, quittant son fils, courut jusqu’à son antichambre.
– Vite! vite! cria-t-il, un homme à cheval, qu’on coure s’informer de M. de Charny qui a été blessé; qu’on prenne de ses nouvelles, et qu’on n’oublie pas de lui dire qu’on vient de ma part! Ce traître Philippe, fit-il en rentrant, n’est-il pas le frère de sa sœur! Et moi qui le croyais corrigé! Oh! il n’y avait qu’une tête dans ma famille… la mienne.
Chapitre 35
Le quatrain de M. de Provence
Tandis que tous ces événements se passaient à Paris et à Versailles, le roi, tranquille comme à son ordinaire, depuis qu’il savait ses flottes victorieuses et l’hiver vaincu, se proposait dans son cabinet, au milieu des cartes et des mappemondes, des petits plans mécaniques, et songeait à tracer de nouveaux sillons sur les mers aux vaisseaux de La Pérouse.
Un coup légèrement frappé à la porte le tira de ses rêveries tout échauffées par un bon goûter qu’il venait de prendre.
En ce moment, une voix se fit entendre.
– Puis-je pénétrer, mon frère, dit-elle.
«M. le comte de Provence, le malvenu!» grommela le roi en poussant un livre d’astronomie ouvert aux plus grandes figures.
– Entrez, dit-il.
Un personnage gros, court et rouge, à l’œil vif, entra d’un pas trop respectueux pour un frère, trop familier pour un sujet.
– Vous ne m’attendiez pas, mon frère? dit-il.
– Non, ma foi!
– Je vous dérange?
– Non; mais auriez-vous quelque chose à me dire d’intéressant?
– Un bruit si drôle, si grotesque…
– Ah! ah! une médisance.
– Ma foi! oui, mon frère.
– Qui vous a diverti?
– Oh! à cause de l’étrangeté.
– Quelque méchanceté contre moi.
– Dieu m’est témoin que je ne rirais pas, s’il en était ainsi.
– C’est contre la reine, alors.
– Sire, figurez-vous qu’on m’a dit sérieusement, mais là, très sérieusement… je vous le donne en cent, je vous le donne en mille…
– Mon frère, depuis que mon précepteur m’a fait admirer cette précaution oratoire, comme modèle du genre, dans Mme de Sévigné, je ne l’admire plus… Au fait.
– Eh bien! mon frère, dit le comte de Provence un peu refroidi par cet accueil brutal, on dit que la reine a découché l’autre jour. Ah! ah! ah!
Et il s’efforça de rire.
– Ce serait bien triste si cela était vrai, dit le roi avec gravité.
– Mais cela n’est pas vrai, n’est-ce pas, mon frère?
– Non.
– Il n’est pas vrai, non plus, que l’on ait vu la reine attendre à la porte des Réservoirs?
– Non.
– Le jour, vous savez, où vous ordonnâtes de fermer la porte à onze heures?
– Je ne sais pas.
– Eh bien! figurez-vous, mon frère, que le bruit prétend…
– Qu’est-ce que cela, le bruit? Où est-ce? Qui est-ce?
– Voilà un trait profond, mon frère, très profond. En effet, qui est le bruit? Eh bien! cet être insaisissable, incompréhensible, qu’on appelle le bruit, prétend qu’on avait vu la reine avec M. le comte d’Artois, bras dessus bras dessous, à minuit et demi, ce jour-là.
– Où?
– Allant à une maison que M. d’Artois possède, là, derrière les écuries. Est ce que Votre Majesté n’a pas ouï parler de cette énormité?
– Si fait, bien, mon frère; j’en ai entendu parler, il le faut bien.
– Comment, sire?
– Oui, est-ce que vous n’avez pas fait quelque chose pour que j’en entende parler?
– Moi?
– Vous.
– Quoi donc, sire, qu’ai-je fait?
– Un quatrain, par exemple, qui a été imprimé dans le Mercure .
– Un quatrain! fit le comte plus rouge qu’à son entrée.
– On vous sait favori des Muses.
– Pas au point de…
– De faire un quatrain qui finit par ce vers:
Hélène n’en dit rien au bon roi Ménélas.
– Moi, sire!…
– Ne niez pas, voici l’autographe du quatrain; votre écriture… hein! Je me connais mal en poésie, mais en écriture, oh! comme un expert…
– Sire, une folie en amène une autre.
– Monsieur de Provence, je vous assure qu’il n’y a eu folie que de votre part, et je m’étonne qu’un philosophe ait commis cette folie; gardons cette qualification à votre quatrain.
– Sire, Votre Majesté est dure pour moi.
– La peine du talion, mon frère. Au lieu de faire votre quatrain, vous auriez pu vous informer de ce qu’avait fait la reine; je l’ai fait, moi; et au lieu du quatrain contre elle, contre moi, par conséquent, vous eussiez écrit quelque madrigal pour votre belle-sœur. Après cela, direz-vous, ce n’est pas un sujet qui inspire; mais j’aime mieux une mauvaise épître qu’une bonne satire. Horace disait cela aussi, Horace, votre poète.
– Sire, vous m’accablez.
– N’eussiez-vous pas été sûr de l’innocence de la reine, comme je le suis, répéta le roi avec fermeté, vous eussiez bien fait de relire votre Horace. N’est-ce pas lui qui a dit ces belles paroles? Pardon, j’écorche le latin:
Rectius hoc est:
Hoc faciens vivum melius, sic dulcis amicis occuram.
«Cela est mieux; si je le fais, je serai plus honnête; si je le fais, je serai bon pour mes amis.»
Vous traduiriez plus élégamment, vous mon frère, mais je crois que c’est là le sens.
Et le bon roi, après cette leçon donnée en père plutôt qu’en frère, attendit que le coupable commençât une justification.
Le comte médita quelque temps sa réponse, moins comme un homme embarrassé que comme un orateur en quête de délicatesses.
– Sire, dit-il, tout sévère qu’est l’arrêt de Votre Majesté, j’ai un moyen d’excuse et un espoir de pardon.
– Dites, mon frère.
– Vous m’accusez de m’être trompé, n’est-ce pas, et non d’avoir eu mauvaise intention?
– D’accord.
– S’il en est ainsi, Votre Majesté, qui sait que n’est pas homme celui qui ne se trompe pas, Votre Majesté admettra bien que je ne me sois pas trompé pour quelque chose?
– Je n’accuserai jamais votre esprit, qui est grand et supérieur, mon frère.
– Eh bien! sire, comment ne me serais-je pas trompé à entendre tout ce qui se débite? Nous autres princes, nous vivons dans l’air de la calomnie, nous en sommes imprégnés. Je ne dis pas que j’ai cru, je dis que l’on m’a dit.
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