– On m’a vu?
– Pardieu! avais-tu, oui ou non, un domino bleu?
Taverney allait s’écrier qu’il n’avait pas de domino bleu, et que l’on se trompait, qu’il n’avait point été au bal, qu’il ne savait pas de quel bal son père lui voulait parler; mais il répugne à certains cœurs de se défendre en des circonstances délicates; ceux-là seuls se défendent énergiquement qui savent qu’on les aime, et qu’en se défendant ils rendent service à l’ami qui les accusait.
«Mais à quoi bon, pensa Philippe, donner des explications à mon père? D’ailleurs je veux tout savoir.»
Il baissa la tête comme un coupable qui avoue.
– Tu vois bien, reprit le vieillard triomphant, tu as été reconnu, j’en étais sûr. En effet, M. de Richelieu, qui t’aime beaucoup, et qui était à ce bal malgré ses quatre-vingt-quatre ans, M. de Richelieu a cherché qui pouvait être le domino bleu à qui la reine donnait le bras, et il n’a trouvé que toi à soupçonner; car il a vu tous les autres, et tu sais s’il s’y connaît, M. le maréchal.
– Que l’on m’ait soupçonné, dit froidement Philippe, je le conçois; mais qu’on ait reconnu la reine, voilà qui est plus extraordinaire.
– Avec cela que c’était difficile de la reconnaître, puisqu’elle s’est démasquée. Oh! cela, vois-tu, dépasse toute imagination. Une audace pareille! Il faut que cette femme-là soit folle de toi.
Philippe rougit. Aller plus loin, en soutenant la conversation, lui était devenu impossible.
– Si ce n’est pas de l’audace, continua Taverney, ce ne peut être que du hasard très fâcheux. Prends-y garde, chevalier, il y a des jaloux, et des jaloux à craindre. C’est un poste envié que celui de favori d’une reine, quand la reine est le vrai roi.
Et Taverney le père huma longuement une prise de tabac.
– Tu me pardonneras ma morale, n’est-ce pas, chevalier? Pardonne-la-moi, mon cher Je t’ai de la reconnaissance, et je voudrais empêcher que le souffle du hasard, puisque hasard il y a, ne vînt démolir l’échafaudage que tu as si habilement élevé.
Philippe se leva en sueur, les poings crispés. Il s’apprêtait à partir pour rompre le discours, avec la joie que l’on met à rompre les vertèbres d’un serpent; mais un sentiment l’arrêta, un sentiment de curiosité douloureuse, un de ces désirs furieux de savoir le mal, aiguillon impitoyable qui laboure les cœurs pleins d’amour.
– Je te disais donc qu’on nous porte envie, reprit le vieillard; c’est tout simple. Cependant, nous n’avons pas atteint le faîte où tu nous fais monter. À toi la gloire d’avoir fait jaillir le nom des Taverney au-dessus de leur humble source. Seulement, sois prudent, sinon nous n’arriverons pas, et tes desseins avorteront en route. Ce serait dommage, en vérité, nous allons bien.
Philippe se retourna pour cacher le dégoût profond, le mépris sanglant qui donnaient à ses traits, en ce moment, une expression dont le vieillard se fût étonné, effrayé peut-être.
– Dans quelque temps, tu demanderas une grande charge, dit le vieillard qui s’animait. Tu me feras donner une lieutenance de roi quelque part, pas trop loin de Paris; tu feras ensuite ériger en pairie Taverney-Maison-Rouge; tu me feras comprendre dans la première promotion de l’ordre. Tu pourras être duc, pair, et lieutenant-général. Dans deux ans, je vivrai encore; tu me feras donner…
– Assez! assez! gronda Philippe.
– Oh! si tu te tiens pour satisfait, je ne le suis pas. Tu as toute une vie, toi; moi, j’ai à peine quelques mois. Il faut que ces mois me paient le passé triste et médiocre. Du reste, je n’ai pas à me plaindre. Dieu m’avait donné deux enfants. C’est beaucoup pour un homme sans fortune; mais si ma fille est restée inutile à notre maison, toi tu répares. Tu es l’architecte du temple. Je vois en toi le grand Taverney, le héros. Tu m’inspires du respect, et c’est quelque chose, vois-tu. Il est vrai que ta conduite avec la cour est admirable. Oh! je n’ai rien vu encore de plus adroit.
– Quoi donc? fit le jeune homme inquiet de se voir approuvé par ce serpent.
– Ta ligne de conduite est superbe. Tu ne montres pas de jalousie. Tu laisses le champ libre à tout le monde en apparence, et tu te maintiens en réalité. C’est fort, mais c’est de l’observation.
– Je ne comprends pas, dit Philippe de plus en plus piqué.
– Pas de modestie, vois-tu, c’est mot pour mot la conduite de M. Potemkine, qui a étonné tout le monde par sa fortune. Il a vu que Catherine aimait la vanité dans ses amours; que si on la laissait libre, elle voltigerait de fleur en fleur, revenant à la plus féconde et à la plus belle; que si on la poursuivait, elle s’envolerait hors de toute portée. Il a pris son parti. C’est lui qui a rendu plus agréables à l’impératrice les favoris nouveaux qu’elle distinguait; c’est lui qui, en les faisant valoir par un côté, réservait habilement leur côté vulnérable; c’est lui qui fatiguait la souveraine avec les caprices de passage, au lieu de la blaser sur ses propres agréments à lui Potemkine. En préparant le règne éphémère de ces favoris qu’on nomma ironiquement les Douze Césars, Potemkine rendait son règne à lui éternel, indestructible.
– Mais voilà des infamies incompréhensibles, murmurait le pauvre Philippe, en regardant son père avec stupéfaction.
Le vieillard continua imperturbablement.
– Selon le système de Potemkine, tu aurais pourtant un léger tort. Il n’abandonnait pas trop la surveillance, et toi tu te relâches. Je sais bien que la politique française n’est pas la politique russe.
À ces mots prononcés avec une affectation de finesse qui eût détraqué les plus rudes têtes diplomatiques, Philippe, qui crut son père en délire, ne répondit que par un haussement d’épaules peu respectueux.
– Oui, oui, interrompit le vieillard, tu crois que je ne t’ai pas deviné? Tu vas voir.
– Voyons, monsieur.
Taverney se croisa les bras.
– Me diras-tu, fit-il, que tu n’élèves pas ton successeur à la brochette?
– Mon successeur? dit Philippe en pâlissant.
– Me diras-tu que tu ne sais pas tout ce qu’il y a de fixité dans les idées amoureuses de la reine, alors qu’elle est possédée, et que, dans la prévision d’un changement de sa part, tu ne veux pas être complètement sacrifié, évincé, ce qui arrive toujours avec la reine, car elle ne peut aimer le présent et souffrir le passé?
– Vous parlez hébreu, monsieur le baron.
Le vieillard se mit à rire encore de ce rire strident et funèbre qui faisait tressaillir Philippe comme l’appel d’un mauvais génie.
– Tu me feras accroire que ta tactique n’est pas de ménager M. de Charny.
– Charny?
– Oui, ton futur successeur. L’homme qui peut, quand il régnera, te faire exiler, comme tu peux faire exiler MM. de Coigny, de Vaudreuil et autres.
Le sang monta violemment aux tempes de Philippe.
– Assez, cria-t-il encore une fois; assez, monsieur; je me fais honte, en vérité, d’avoir écouté si longtemps! Celui qui dit que la reine de France est une Messaline, celui-là, monsieur, est un criminel calomniateur.
– Bien! très bien! s’écria le vieillard, tu as raison, c’est ton rôle; mais je t’assure que personne ne peut nous entendre.
– Oh!
– Et quant à Charny, tu vois que je t’ai pénétré. Tout habile qu’est ton plan, deviner, vois-tu, c’est dans le sang des Taverney. Continue, Philippe, continue. Flatte, adoucis, console le Charny, aide-le à passer doucement et sans aigreur de l’état d’herbe à l’état de fleur, et sois assuré que c’est un gentilhomme qui, plus tard, dans sa faveur, te revaudra ce que tu auras fait pour lui.
Читать дальше