Philippe fronça le sourcil.
– Comment, vous m’attendiez?
– Oui, j’avais été prévenu de votre visite.
– De ma visite, à moi, vous étiez prévenu?
– Mais oui, depuis deux heures. Il doit y avoir une heure ou deux, n’est-ce pas, que vous vouliez venir ici, lorsqu’un accident indépendant de votre volonté vous a forcé de retarder l’exécution de ce projet?
Philippe serra les poings; il sentait que cet homme prenait une étrange influence sur lui.
Mais lui, sans s’apercevoir le moins du monde des mouvements nerveux qui agitaient Philippe:
– Asseyez-vous donc, monsieur de Taverney, dit-il, je vous en prie.
Et il avança à Philippe un fauteuil placé devant la cheminée.
– Ce fauteuil avait été mis là pour vous, ajouta-t-il.
– Trêve de plaisanteries, monsieur le comte, répliqua Philippe d’une voix qu’il essayait de rendre aussi calme que celle de son hôte, mais de laquelle cependant il ne pouvait faire disparaître un léger tremblement.
– Je ne plaisante pas, monsieur; je vous attendais, vous dis-je.
– Allons, trêve de charlatanisme, monsieur; si vous êtes devin, je ne suis pas venu pour mettre à l’épreuve votre science divinatoire; si vous êtes devin, tant mieux pour vous, car vous savez déjà ce que je viens vous dire, et vous pouvez à l’avance vous mettre à l’abri.
– À l’abri… reprit le comte avec un singulier sourire, et à l’abri de quoi, s’il vous plaît?
– Devinez, puisque vous êtes devin.
– Soit. Pour vous faire plaisir, je vais vous épargner la peine de m’exposer le motif de votre visite: vous venez me chercher une querelle.
– Vous savez cela?
– Sans doute.
– Alors vous savez à quel propos? s’écria Philippe.
– À propos de la reine. À présent, monsieur, à votre tour. Continuez, je vous écoute.
Et ces derniers mots furent prononcés, non plus avec l’accent courtois de l’hôte, mais avec le ton sec et froid de l’adversaire.
– Vous avez raison, monsieur, dit Philippe, et j’aime mieux cela.
– La chose tombe à merveille, alors.
– Monsieur, il existe un certain pamphlet…
– Il y a beaucoup de pamphlets, monsieur.
– Publié par un certain gazetier…
– Il y a beaucoup de gazetiers.
– Attendez; ce pamphlet… nous nous occuperons du gazetier plus tard.
– Permettez-moi de vous dire, monsieur, interrompit Cagliostro avec un sourire, que vous vous en êtes déjà occupé.
– C’est bien; je disais donc qu’il y avait un certain pamphlet dirigé contre la reine.
Cagliostro fit un signe de tête.
– Vous le connaissez, ce pamphlet?
– Oui, monsieur.
– Vous en avez même acheté mille exemplaires.
– Je ne le nie pas.
– Ces mille exemplaires, fort heureusement, ne sont pas parvenus entre vos mains?
– Qui vous fait penser cela, monsieur? dit Cagliostro.
– C’est que j’ai rencontré le commissionnaire qui emportait le ballot, c’est que je l’ai payé, c’est que je l’ai dirigé chez moi, où mon domestique, prévenu d’avance, a dû le recevoir.
– Pourquoi ne faites-vous pas vous-même vos affaires jusqu’au bout?
– Que voulez-vous dire?
– Je veux dire qu’elles seraient mieux faites.
– Je n’ai point fait mes affaires jusqu’au bout, parce que, tandis que mon domestique était occupé de soustraire à votre singulière bibliomanie ces mille exemplaires, moi je détruisais le reste de l’édition.
– Ainsi, vous êtes sûr que les mille exemplaires qui m’étaient destinés sont chez vous.
– J’en suis sûr.
– Vous vous trompez, monsieur.
– Comment cela, dit Taverney, avec un serrement de cœur, et pourquoi n’y seraient-ils pas?
– Mais, parce qu’ils sont ici, dit tranquillement le comte en s’adossant à la cheminée.
Philippe fit un geste menaçant.
– Ah! vous croyez, dit le comte, aussi flegmatique que Nestor, vous croyez que moi, un devin, comme vous dites, je me laisserai jouer ainsi? Vous avez cru avoir une idée en soudoyant le commissionnaire, n’est-ce pas? Eh bien! j’ai un intendant, moi; mon intendant a eu aussi une idée. Je le paie pour cela, il a deviné; c’est tout naturel que l’intendant d’un devin devine, il a deviné que vous viendriez chez le gazetier, que vous rencontreriez le commissionnaire, que vous soudoieriez le commissionnaire; il l’a donc suivi, il l’a menacé de lui faire rendre l’or que vous lui aviez donné: l’homme a eu peur, et au lieu de continuer son chemin vers votre hôtel, il a suivi mon intendant ici. Vous en doutez?
– J’en doute.
– Vide pedes, vide manus ! a dit Jésus à saint Thomas. Je vous dirai, à vous, monsieur de Taverney: voyez l’armoire, et palpez les brochures.
Et, en disant ces mots, il ouvrit un meuble de chêne admirablement sculpté; et, dans le casier principal, il montra au chevalier pâlissant les mille exemplaires de la brochure encore imprégnés de cette odeur moisie du papier humide.
Philippe s’approcha du comte. Celui-ci ne bougea point, quoique l’attitude du chevalier fût des plus menaçantes.
– Monsieur, dit Philippe, vous me paraissez être un homme courageux; je vous somme de me rendre raison l’épée à la main.
– Raison de quoi? demanda Cagliostro.
– De l’insulte faite à la reine, insulte dont vous vous rendez complice en détenant ne fût-ce qu’un exemplaire de cette feuille.
– Monsieur, dit Cagliostro sans changer de posture, vous êtes, en vérité, dans une erreur qui me fait peine. J’aime les nouveautés, les bruits scandaleux, les choses éphémères. Je collectionne, afin de me souvenir plus tard de mille choses que j’oublierais sans cette précaution. J’ai acheté cette gazette; en quoi voyez-vous que j’aie insulté quelqu’un en l’achetant?
– Vous m’avez insulté, moi!
– Vous?
– Oui, moi! moi, monsieur! comprenez-vous?
– Non, je ne comprends pas, sur l’honneur.
– Mais, comment mettez-vous, je vous le demande, une pareille insistance à acheter une si hideuse brochure?
– Je vous l’ai dit, la manie des collections.
– Quand on est homme d’honneur, monsieur, on ne collectionne pas des infamies.
– Vous m’excuserez, monsieur; mais je ne suis pas de votre avis sur la qualification de cette brochure: c’est un pamphlet peut-être, mais ce n’est pas une infamie.
– Vous avouerez, au moins, que c’est un mensonge?
– Vous vous trompez encore, monsieur, car Sa Majesté la reine a été au baquet de Mesmer.
– C’est faux, monsieur.
– Vous voulez dire que j’en ai menti?
– Je ne veux pas le dire, je le dis.
– Eh bien! puisqu’il en est ainsi, je vous répondrai par un seul mot: je l’ai vue.
– Vous l’avez vue?
– Comme je vous vois, monsieur.
Philippe regarda son interlocuteur en face. Il voulut lutter avec son regard si franc, si noble, si beau, contre le regard lumineux de Cagliostro; mais cette lutte finit par le fatiguer, il détourna la vue en s’écriant:
– Eh bien! je n’en persiste pas moins à dire que vous mentez.
Cagliostro haussa les épaules, comme il eût fait à l’insulte d’un fou.
– Ne m’entendez-vous pas? dit sourdement Philippe.
– Au contraire, monsieur, je n’ai pas perdu une parole de ce que vous dites.
– Eh bien! ne savez-vous pas ce que vaut un démenti?
– Si, monsieur, répondit Cagliostro; il y a même un proverbe en France qui dit qu’un démenti vaut un soufflet.
– Eh bien! je m’étonne d’une chose.
– De laquelle?
– C’est de n’avoir pas encore vu votre main se lever sur mon visage, puisque vous êtes gentilhomme, puisque vous connaissez le proverbe français.
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