– Merci, monsieur; mais, en général, j’ai peu de chance, et peut-être serais je assez malheureux pour perdre.
Et Philippe fit un pas en avant.
Charny l’arrêta.
– Monsieur, lui dit-il, un mot, et je crois que nous allons nous entendre.
Philippe se retourna vivement. Il y avait dans la voix de Charny un accent de menace qui lui plaisait.
– Ah! dit-il, soit.
– Si, pour aller demander satisfaction à M. de Cagliostro, nous passions par le bois de Boulogne, ce serait le plus long, je le sais bien; mais je crois que cela terminerait notre différend. L’un de nous deux resterait probablement en route, et celui qui reviendrait n’aurait de compte à rendre à personne.
– En vérité, monsieur, dit Philippe, vous allez au-devant de ma pensée; oui, voilà en effet qui concilie tout. Voulez-vous me dire où nous nous retrouverons?
– Mais, si ma société ne vous est pas trop insupportable, monsieur…
– Comment donc?
– Nous pourrions ne pas nous quitter. J’ai donné ordre à ma voiture de venir m’attendre place Royale, et comme vous savez, c’est à deux pas d’ici.
– Alors, vous voudrez bien m’y donner une place.
– Comment donc, avec le plus grand plaisir.
Et les deux jeunes gens, qui s’étaient sentis rivaux au premier coup d’œil, devenus ennemis à la première occasion, se mirent à allonger le pas pour gagner la place Royale. Au coin de la rue du Pas-de-la-Mule, ils aperçurent le carrosse de Charny.
Celui-ci, sans se donner la peine d’aller plus loin, fit un signe au valet de pied. Le carrosse s’approcha. Charny invita Philippe à y prendre sa place. Et le carrosse partit dans la direction des Champs-Élysées.
Avant de monter en voiture, Charny avait écrit deux mots sur ses tablettes, et fait porter ces mots par son valet de pied à son hôtel de Paris.
Les chevaux de M. de Charny étaient excellents; en moins d’une demi-heure ils furent au bois de Boulogne.
Charny arrêta son cocher quand il eut trouvé dans le bois un endroit convenable.
Le temps était beau, l’air un peu vif, mais déjà le soleil humait avec force le premier parfum des violettes et des jeunes pousses de sureaux aux bords des chemins et sous la lisière du bois.
Sur les feuilles jaunies de l’année précédente, l’herbe montait orgueilleusement parée de ses graines à panaches mouvants, les ravenelles d’or laissaient tomber leurs têtes parfumées le long des vieux murs.
– Il fait un beau temps pour la promenade, n’est-ce pas, monsieur de Taverney? dit Charny.
– Beau temps, oui, monsieur.
Et tous deux descendaient.
– Partez, Dauphin, dit Charny à son cocher.
– Monsieur, dit Taverney, peut-être avez-vous tort de renvoyer votre carrosse, l’un de nous pourrait bien en avoir besoin pour s’en retourner.
– Avant tout, monsieur, le secret, dit Charny, le secret sur toute cette affaire; confiée à un laquais, elle risque d’être demain le sujet des conversations de tout Paris.
– Ce sera comme il vous plaira, monsieur; mais le drôle qui nous a amenés sait certainement déjà de quoi il s’agit. Ces espèces de gens connaissent trop les façons des gentilshommes pour ne pas se douter que, lorsqu’ils se font conduire au bois de Boulogne, de Vincennes ou de Satory, au train dont il nous a menés, ce n’est point pour y faire une simple promenade. Ainsi, je le répète, votre cocher sait déjà à quoi s’en tenir. Maintenant, j’admets qu’il ne le sache pas. Il me verra ou vous verra blessé, tué peut-être, et ce sera bien assez pour qu’il comprenne, quoiqu’un peu tard. Ne vaut-il pas mieux le garder pour emmener celui de nous qui ne pourra pas revenir, que de rester, vous, ou de me laisser, moi, dans l’embarras de la solitude?
– C’est vous qui avez raison, monsieur, répliqua Charny.
Alors, se retournant vers le cocher:
– Dauphin, dit-il, arrêtez, vous attendrez ici.
Dauphin s’était douté qu’on le rappellerait; il n’avait pas pressé ses chevaux, et, par conséquent, n’avait point dépassé la portée de la voix.
Dauphin s’arrêta donc; et comme, ainsi que l’avait prévu Philippe, il se doutait de ce qui allait se passer, il s’accommoda sur son siège de façon à voir, à travers les arbres encore dégarnis de feuilles, la scène dont son maître lui paraissait devoir être un des acteurs.
Cependant, peu à peu, Philippe et Charny gagnèrent dans le bois; au bout de cinq minutes, ils étaient perdus, ou à peu près, dans la demi-teinte bleuâtre qui en estompait les horizons.
Philippe, qui marchait le premier, rencontra une place sèche, dure sous le pied; elle présentait un carré long merveilleusement approprié à l’objet qui amenait les deux jeunes gens.
– Sauf votre avis, monsieur de Charny, dit Philippe, il me semble que voilà un bon endroit.
– Excellent, monsieur, répliqua Charny, en ôtant son habit.
Philippe ôta son habit à son tour, jeta son chapeau à terre, et dégaina.
– Monsieur, dit Charny dont l’épée était encore au fourreau, à tout autre qu’à vous, je dirais: «Chevalier, un mot, sinon d’excuse, du moins de douceur, et nous voilà bons amis…» mais, à vous, mais à un brave qui vient d’Amérique, c’est-à-dire d’un pays où l’on se bat si bien, je ne puis…
– Et moi, à tout autre répliqua Philippe, je dirais: «Monsieur, j’ai peut-être eu vis-à-vis de vous l’apparence d’un tort»; mais à vous, mais à ce brave matin qui l’autre soir encore faisait l’admiration de toute la cour par un fait d’armes si glorieux; à vous, monsieur de Charny, je ne puis rien dire, sinon: «Monsieur le comte, faites-moi l’honneur de vous mettre en garde.»
Le comte salua et tira l’épée à son tour.
– Monsieur, dit Charny, je crois que nous ne touchons ni l’un ni l’autre à la véritable cause de la querelle.
– Je ne vous comprends pas, comte, répliqua Philippe.
– Oh! vous me comprenez, au contraire, monsieur, et parfaitement même; et, comme vous venez d’un pays où l’on ne sait pas mentir, vous avez rougi en me disant que vous ne me compreniez pas.
– En garde! répéta Philippe.
Les fers se croisèrent.
Aux premières passes, Philippe s’aperçut qu’il avait sur son adversaire une supériorité marquée. Seulement, cette assurance, au lieu de lui donner une ardeur nouvelle, sembla le refroidir complètement.
Cette supériorité, laissant à Philippe tout son sang-froid, il en résulta que son jeu devint bientôt aussi calme que s’il eût été dans une salle d’armes, et, au lieu d’une épée, eût tenu un fleuret à la main.
Mais Philippe se contentait de parer, et le combat durait depuis plus d’une minute qu’il n’avait pas encore porté un seul coup.
– Vous me ménagez, monsieur, dit Charny; puis-je vous demander à quel propos?
Et masquant une feinte rapide, il se fendit à fond sur Philippe.
Mais Philippe enveloppa l’épée de son adversaire dans un contre encore plus rapide que la feinte, et le coup se trouva paré.
Quoique la parade de Taverney eût écarté l’épée de Charny de la ligne, Taverney ne riposta point.
Charny fit une reprise que Philippe écarta encore une fois, mais par une simple parade; Charny fut forcé de se relever rapidement.
Charny était plus jeune, plus ardent surtout; il avait honte, en sentant bouillir son sang, du calme de son adversaire; il voulut le forcer à sortir de ce calme.
– Je vous disais, monsieur, que nous n’avions touché ni l’un ni l’autre à la véritable cause du duel.
Philippe ne répondit pas.
– La véritable cause, je vais vous la dire: vous m’avez cherché querelle, car la querelle vient de vous; vous m’avez cherché querelle par jalousie.
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