– Oh! maintenant, dit Charny, rassurez-vous, je crois que monsieur ne vous touchera même pas.
– Et vous avez raison, dit avec un souverain mépris Philippe qui venait d’entrer. Je n’ai garde. Vous avez été roué, c’est bien, et, comme dit l’axiome légal: Non bis in idem . Mais il reste des numéros de l’édition, et ces numéros, il est important de les détruire.
– Ah! très bien! dit Charny; voyez-vous que mieux vaut être deux qu’un seul; j’eusse peut-être oublié cela; mais par quel hasard étiez-vous donc à cette porte, monsieur de Taverney?
– Voici, dit Philippe. Je me suis fait instruire dans le quartier des mœurs de ce coquin. J’ai appris qu’il avait l’habitude de fuir quand on lui serrait le bouton. Alors je me suis enquis de ses moyens de fuite, et j’ai pensé qu’en me présentant par la porte dérobée au lieu de me présenter par la porte ordinaire, et qu’en refermant cette porte derrière moi, je prendrais mon renard dans son terrier. La même idée de vengeance vous était venue: seulement, plus pressé que moi, vous avez pris des informations moins complètes; vous êtes entré par la porte de tout le monde, et il allait vous échapper, quand heureusement vous m’avez trouvé là.
– Et je m’en réjouis! Venez, monsieur de Taverney… Ce drôle va nous conduire à sa presse.
– Mais ma presse n’est pas ici, dit Réteau.
– Mensonge! s’écria Charny menaçant.
– Non, non, s’écria Philippe, vous voyez bien qu’il a raison, les caractères sont déjà distribués: il n’y a plus que l’édition. Or, l’édition doit être entière, sauf les mille vendus à M. de Cagliostro.
– Alors, il va déchirer cette édition devant nous.
– Il va la brûler, c’est plus sûr.
Et Philippe, approuvant ce mode de satisfaction, poussa Réteau et le dirigea vers la boutique.
Chapitre 32
Comment deux amis deviennent ennemis
Cependant Aldegonde, ayant entendu crier son maître et ayant trouvé la porte fermée, était allée chercher la garde.
Mais, avant qu’elle fût de retour, Philippe et Charny avaient eu le temps d’allumer un feu brillant avec les premiers numéros de la gazette, puis d’y jeter lacérées successivement les autres feuilles, qui s’embrasaient à mesure qu’elles touchaient le rayon de la flamme.
Les deux exécuteurs en étaient aux derniers numéros, lorsque la garde parut derrière Aldegonde, à l’extrémité de la cour, et en même temps que la garde cent polissons et autant de commères.
Les premiers fusils frappaient la dalle du vestibule quand le dernier numéro de la gazette commençait à flamber.
Heureusement Philippe et Charny connaissaient le chemin que leur avait imprudemment montré Réteau; ils prirent donc le couloir secret, fermèrent les verrous, franchirent la grille de la rue des Vieux-Augustins, fermèrent la grille à double tour, et en jetèrent la clef dans le premier égout qui se trouva là.
Pendant ce temps-là, Réteau, devenu libre, criait à l’aide, au meurtre, à l’assassinat, et Aldegonde qui voyait les vitres s’enflammer aux reflets du papier brûlant, criait au feu.
Les fusiliers arrivèrent; mais comme ils trouvèrent les deux jeunes gens partis et le feu éteint, ils ne jugèrent pas à propos de pousser plus loin les recherches; ils laissèrent Réteau se bassiner le dos avec de l’eau-de-vie camphrée et retournèrent au corps de garde.
Mais la foule, toujours plus curieuse que la garde, séjourna jusqu’à près de midi dans la cour de M. Réteau, espérant toujours que la scène du matin se renouvellerait.
Aldegonde, dans son désespoir, blasphéma le nom de Marie-Antoinette en l’appelant l’Autrichienne, et bénit celui de M. Cagliostro, en l’appelant le protecteur des lettres.
Lorsque Taverney et Charny se trouvèrent dans la rue des Vieux-Augustins:
– Monsieur, dit Charny, maintenant que notre exécution est finie, puis-je espérer que j’aurai le bonheur de vous être bon à quelque chose?
– Mille grâces, monsieur, j’allais vous faire la même question.
– Merci; j’étais venu pour affaires particulières qui vont me tenir à Paris probablement une partie de la journée.
– Et moi aussi, monsieur.
– Permettez donc que je prenne congé de vous, et que je me félicite de l’honneur et du bonheur que j’ai eu de vous rencontrer.
– Permettez-moi de vous faire le même compliment, et d’y ajouter tout mon désir que l’affaire pour laquelle vous êtes venu se termine selon vos souhaits.
Et les deux hommes se saluèrent avec un sourire et une courtoisie à travers lesquels il était facile de voir que, dans toutes les paroles qu’ils venaient d’échanger, les lèvres seules avaient été en jeu.
En se quittant, tous deux se tournèrent le dos, Philippe remontant vers les boulevards, Charny descendant du côté de la rivière.
Tous deux se retournèrent deux ou trois fois jusqu’à ce qu’ils se fussent perdus de vue. Et alors Charny, qui, ainsi que nous l’avons dit, était remonté du côté de la rivière, prit la rue Beaurepaire, puis, après la rue Beaurepaire, la rue du Renard, puis la rue du Grand-Hurleur, la rue Jean-Robert, la rue des Gravilliers, la rue Pastourelle, les rues d’Anjou, du Perche, Culture Sainte-Catherine, de Saint-Anastase et Saint-Louis.
Arrivé là, il descendit la rue Saint-Louis et s’avança vers la rue Neuve-Saint -Gilles.
Mais à mesure qu’il approchait, son œil se fixait sur un jeune homme qui, de son côté, remontait la rue Saint-Louis, et qu’il croyait reconnaître. Deux ou trois fois il s’arrêta, doutant; mais bientôt le doute disparut. Celui qui remontait était Philippe.
Philippe qui, de son côté, avait pris la rue Mauconseil, la rue aux Ours, la rue du Grenier-Saint-Lazare, la rue Michel-le-Comte, la rue des Vieilles-Audriettes, la rue de l’Homme-Armé, la rue des Rosiers, était passé devant l’hôtel de Lamoignon, et enfin avait débouché sur la rue Saint-Louis, à l’angle de la rue de l’Égout Sainte Catherine.
Les deux jeunes gens se trouvèrent ensemble à l’entrée de la rue Neuve Saint-Gilles.
Tous deux s’arrêtèrent et se regardèrent avec des yeux qui, cette fois, ne prenaient point la peine de cacher leur pensée.
Chacun d’eux avait encore eu, cette fois, la même pensée; c’était de venir demander raison au comte de Cagliostro.
Arrivés là, ni l’un ni l’autre ne pouvait douter du projet de celui en face duquel il se trouvait de nouveau.
– Monsieur de Charny, dit Philippe, je vous ai laissé le vendeur, vous pourriez bien me laisser l’acheteur. Je vous ai laissé donner les coups de canne, laissez-moi donner les coups d’épée.
– Monsieur, répondit Charny, vous m’avez fait cette galanterie, je crois, parce que j’étais arrivé le premier, et point pour autre chose.
– Oui; mais ici, dit Taverney, j’arrive en même temps que vous, et, je vous le dis tout d’abord: ici je ne vous ferai point de concession.
– Et qui vous dit que je vous en demande, monsieur; je défendrai mon droit, voilà tout.
– Et selon vous, votre droit, monsieur de Charny?…
– Est de faire brûler à M. de Cagliostro les mille exemplaires qu’il a achetés à ce misérable.
– Vous vous rappellerez, monsieur, que c’est moi qui, le premier, ai eu l’idée de les faire brûler rue Montorgueil.
– Eh bien! soit, vous les avez fait brûler rue Montorgueil, je les ferai déchirer, moi, rue Neuve-Saint-Gilles.
– Monsieur, je suis désespéré de vous dire que, très sérieusement, je désire avoir affaire le premier au comte de Cagliostro.
– Tout ce que je puis faire pour vous, monsieur, c’est de m’en remettre au sort; je jetterai un louis en l’air, celui de nous deux qui gagnera aura la priorité.
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