Sa robe, qu’elle avait dû tailler elle-même dans une serge résistante, était fripée.
— Vous avez découvert quelque chose de nouveau ?… Non ?… Écoutez… Moi, j’ai beaucoup pensé… Je ne sais pas comment vous dire… Avant que je voie Pierre, demain, je voudrais que vous lui parliez, que vous lui disiez que je sais tout au sujet de cette femme, que je ne lui en veux pas… Je suis sûre, voyez-vous, qu’il n’est pas coupable… Seulement, si je lui en parle la première, il sera gêné… Vous l’avez vu ce matin… Il se ronge… Est-ce que ce n’est pas naturel, s’il y avait une femme à bord, qu’il…
Mais non ! C’était au-dessus de ses forces ! Elle éclatait en sanglots. Elle ne pouvait plus s’arrêter de pleurer.
— Surtout, il ne faudrait pas que ce soit dans les journaux, que mes parents l’apprennent… Ils ne comprendraient pas… Ils…
Elle hoquetait.
— Vous devez trouver l’assassin !… Il me semble que si je pouvais, moi, interroger les gens… Pardon ! je ne sais plus ce que je dis… Vous savez mieux que moi… Seulement vous ne connaissez pas Pierre… J’ai deux ans de plus que lui… C’est comme un enfant… Et surtout, si on l’accuse, il est capable de se renfermer, par orgueil, de ne rien dire… Il est très susceptible… Il a souvent été humilié…
Maigret lui mit la main sur l’épaule, lentement, étouffa un profond soupir.
La voix d’Adèle lui bourdonnait encore dans la tête. Il la revoyait, provocante, désirable dans son épanouissement animal, magnifique de sensualité.
Et la jeune fille bien élevée, anémique, essayait de refouler ses sanglots, de sourire avec confiance.
— Quand vous le connaîtrez…
Mais ce qu’elle ne connaîtrait jamais, elle, c’était la cabine noire autour de laquelle rôdaient trois hommes, des jours, des semaines durant, là-bas, au milieu de la mer, tandis que ceux des machines et que ceux du gaillard d’avant devinaient confusément un drame, observaient la mer, discutaient des manœuvres, se laissaient gagner par l’inquiétude et parlaient de mauvais œil et de folie.
— Je verrai Le Clinche demain.
— Mais moi ?
— Peut-être… Probablement… Il faut que vous vous reposiez !…
Et Mme Maigret murmurait un peu plus tard dans son demi-sommeil :
— Elle est bien gentille ! Sais-tu qu’elle a déjà préparé tout son trousseau ? Entièrement brodé à la main… Tu as du nouveau ?… Tu sens le parfum…
Un peu du parfum violent d’Adèle, sans doute, qui s’était accroché à lui. Un parfum vulgaire comme le vin bleu des bistrots, et qui, des mois durant, à bord du chalutier, s’était mêlé à l’odeur rance de la morue tandis que des hommes tournaient en rond, obstinés et hargneux comme des chiens, autour d’une cabine.
— Dors bien ! dit-il en ramenant la couverture jusqu’à son menton.
Ce fut un baiser grave, profond, qu’il mit au front de sa femme déjà assoupie.
6
Les trois innocents
Une mise en scène toute simple : celle de la plupart des confrontations. Celle-ci avait lieu dans un petit bureau de la prison. Le commissaire Girard, du Havre, qui avait la direction de l’enquête, était assis dans l’unique fauteuil. Maigret, lui, s’accoudait à la cheminée de granit noir. Sur les murs, des graphiques, des avis officiels, une lithographie du président de la République.
Debout en pleine lumière, Gaston Buzier, chaussé de ses souliers jaunes.
— Faites entrer le télégraphiste !
La porte s’ouvrit. Pierre Le Clinche, qui n’avait pas été averti, s’avança, le front plissé, comme un homme qui souffre et qui s’attend à de nouvelles épreuves. Il vit Buzier. Mais il n’y prêta pas la moindre attention et il regarda autour de lui, se demandant vers qui il devait se tourner.
De son côté, l’amant d’Adèle l’examinait de la tête aux pieds, la lèvre dédaigneuse.
Le Clinche était fripé, son teint gris. Il ne cherchait pas à crâner ni à cacher son découragement. Il était triste comme une bête malade.
— Vous reconnaissez l’homme qui est devant vous ?
Il fixa Buzier, parut fouiller dans sa mémoire.
— Non ! Qui est-ce ?
— Examinez-le bien, de haut en bas…
Le Clinche obéit et, dès que son regard fut arrivé aux chaussures, redressa la tête.
— Eh bien ?…
— Oui…
— Que signifie ce oui ?…
— Je comprends ce que vous voulez dire… Les souliers jaunes…
— Justement ! s’emporta soudain Gaston Buzier qui n’avait rien dit jusque-là, mais dont la mine était hargneuse. Répète donc que c’est moi qui ai zigouillé ton capitaine !… Hein ?…
Tous les yeux étaient braqués sur le télégraphiste qui baissa la tête, esquissa un geste las de la main.
— Parlez…
— Ce n’étaient peut-être pas ces souliers-là…
— Ha ! Ha ! triomphait l’autre. Tu te dégonfles !…
— Vous ne reconnaissez pas l’assassin de Fallut ?
— Je ne sais pas… Non…
— Vous n’ignorez pas que vous êtes en présence de l’amant d’une certaine Adèle, que vous connaissez… Il a avoué qu’il se trouvait à proximité du chalutier au moment du crime… Or, il portait des souliers jaunes…
Pendant ce temps, Buzier le défiait du regard, frémissait d’impatience, de rage.
— Oui, qu’il parle !… Mais qu’il essaie de dire la vérité, sinon je jure que…
— Silence, vous ! Alors, Le Clinche ?
Celui-ci se passa la main sur le front, grimaça littéralement de douleur.
— Je ne sais pas ! Qu’il aille se faire pendre…
— Vous avez vu un homme portant des souliers jaunes se précipiter sur Fallut…
— J’ai oublié !
— C’est ce que vous avez déclaré lors de votre premier interrogatoire… Il n’y a pas si longtemps de ça… Maintenez-vous cette affirmation ?
— Eh bien, non là !… J’ai vu un homme avec des souliers jaunes… C’est tout… Je ne sais pas si c’est lui l’assassin…
À mesure que l’interrogatoire se poursuivait, Gaston Buzier, quelque peu défrisé lui aussi par sa nuit au poste, reprenait de l’assurance. Il se balançait maintenant d’une jambe à l’autre, une main dans la poche de son pantalon.
— Vous remarquerez qu’il se dégonfle ! Il n’ose pas répéter les mensonges qu’il vous a faits…
— Répondez-moi, Le Clinche… Jusqu’ici, nous sommes sûrs de la présence de deux personnes près du chalutier, lors du meurtre du capitaine… Vous d’une part… Buzier de l’autre… Après avoir accusé votre compagnon, vous semblez vous rétracter… Il y aurait donc eu une troisième personne ?… Dans ce cas, cette personne, vous ne pouvez pas ne pas l’avoir vue !… Qui est-ce ?…
Silence. Pierre Le Clinche fixait le plancher.
Maigret, toujours accoudé à la cheminée, n’avait pas pris part à l’interrogatoire, laissant parler son collègue, se contentant d’observer les deux hommes :
— Je répète ma question : y avait-il une troisième personne sur le quai ?
— Je ne sais pas… soupira le prévenu brisé.
— Cela veut dire oui ?
Un haussement d’épaules, qui signifiait :
— Si vous voulez…
— Qui ?…
— Il faisait noir…
— Alors, dites-moi pourquoi vous avez prétendu que l’assassin portait des souliers jaunes… N’était-ce pas pour détourner les soupçons du vrai coupable, que vous connaissez ?…
Le jeune homme s’étreignit le front à deux mains.
— Je n’en peux plus !… gémit-il.
— Répondez !…
— Non… Faites ce que vous voudrez…
— Introduisez le témoin suivant…
La porte une fois ouverte, ce fut Adèle qui s’avança, avec une assurance exagérée. D’un coup d’œil, elle fit le tour de l’assemblée, pour se rendre compte de ce qui s’était passé. Elle lança un long regard au télégraphiste qu’elle parut étonnée de trouver aussi accablé.
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