C’était Le Clinche qu’il regardait. Il avait flairé le fiancé. Et sans doute prenait-il les Maigret pour les parents de la jeune fille !
Deux ou trois fois le télégraphiste eut le même geste que le matin, pendant la confrontation. Un mouvement rapide de la main sur le front. Un mouvement très mou, très las.
— Que faisons-nous ?…
Les dîneurs se dispersaient. Les quatre personnages étaient debout sur la terrasse.
— Si l’on s’asseyait un moment ?… proposa M meMaigret.
Leurs fauteuils-hamacs étaient là, dans les galets. Les Maigret s’installèrent.
Les jeunes gens restèrent un moment debout, embarrassés.
— Nous marchons un peu ?… risqua enfin Marie Léonnec avec un vague sourire à l’adresse de M meMaigret.
Le commissaire allumait sa pipe, grommelait, une fois seul avec sa femme :
— Si, cette fois, je n’ai pas l’air du beau-père !…
— Ils ne savent que faire… Leur situation est délicate… remarqua sa femme qui les suivait des yeux. Regarde-les… Ils sont gênés… Je me trompe peut-être, mais je crois que Marie a plus de caractère que son fiancé…
Il était piteux, en tout cas, à promener sa silhouette maigre à pas nonchalants sans s’occuper de sa compagne, sans rien dire, eût-on juré de loin. On sentait pourtant qu’elle y mettait de la bonne volonté, qu’elle bavardait pour l’étourdir, qu’elle essayait même de se montrer gaie.
Il y avait d’autres groupes sur la plage. Mais Le Clinche était le seul homme à n’avoir pas de pantalon blanc. Il était là en costume de ville, et faisait plus triste encore.
— Quel âge a-t-il ? demanda M meMaigret.
Et son mari, renversé dans son fauteuil, les yeux mi-clos :
— Dix-neuf ans… Un gamin… Je crains bien que ce ne soit désormais un oiseau pour le chat…
— Pourquoi ?… Il n’est pas innocent ?…
— Il n’a probablement pas tué… Non !… J’en mettrais ma main au feu… Mais je crains bien qu’il soit perdu quand même… Regarde-le !… Regarde-la !…
— Bah ! Qu’ils soient un moment seuls et ils s’embrasseront…
— Peut-être…
Maigret était pessimiste.
— Elle est à peine plus âgée que lui… Elle l’aime bien… Elle est prête à devenir une gentille petite épouse…
— Pourquoi crois-tu que ?…
— …Que cela n’arrivera pas ?… Une impression… As-tu déjà contemplé la photographie de personnes mortes jeunes ?… J’ai toujours été frappé par le fait que ces portraits-là, faits pourtant alors que les gens étaient en bonne santé, ont déjà quelque chose de lugubre… On dirait que ceux qui sont destinés à être victimes d’un drame portent leur condamnation sur le visage…
— Et tu trouves que ce garçon… ?
— Est un triste, a toujours été un triste ! Il est né pauvre ! Il a souffert de sa pauvreté ! Il a trimé tant qu’il a pu, avec acharnement, comme on nage contre un courant ! Il est parvenu à se fiancer à une jeune fille charmante, d’une condition sociale supérieure à la sienne… Eh bien, je n’y crois pas… Regarde-les… Ils se débattent… Ils voudraient être optimistes… Ils essaient de croire à leur destinée…
Maigret parlait doucement, d’une voix sourde en suivant des yeux les deux silhouettes qui se découpaient sur la mer scintillante.
— Qui est-ce qui dirige officiellement l’enquête ?
— Girard, un commissaire de la Brigade du Havre que tu ne connais pas. Un homme intelligent…
— Il le croit coupable ?
— Non ! Et en tout cas il n’y a aucune preuve, ni même aucune présomption sérieuse…
— Qu’est-ce que tu penses, toi ?
Maigret se retourna, comme pour apercevoir le chalutier que lui cachait un pâté de maisons.
— Je pense que ça a été une campagne tragique, pour deux hommes au moins… Assez tragique pour qu’au retour le capitaine Fallut ne puisse plus vivre , pour que le télégraphiste ne puisse plus reprendre le fil normal de son existence …
— À cause d’une femme ?
Il ne répondit pas directement à la question, poursuivit :
— Et tous les autres, ceux qui étaient en dehors du drame, jusqu’aux soutiers, en ont été marqués, à leur insu… Ils sont revenus hargneux, inquiets… Deux hommes et une femme, trois mois durant, se sont agités autour du rouf arrière… Quelques cloisons noires percées de hublots… Cela a suffi…
— Je t’ai rarement vu aussi impressionné par une affaire… Tu parles de trois personnages… Qu’est-ce qu’ils ont pu faire, en plein océan ?…
— Oui… Qu’est-ce qu’ils ont pu faire ?… Une chose qui a suffi à tuer le capitaine Fallut !… Et qui suffit encore maintenant à désemparer ces deux-là, qui ont l’air de chercher dans les galets les restes de leurs rêves…
Ils se rapprochaient, les bras ballants, ne sachant si la politesse leur commandait de rejoindre les Maigret ou si la discrétion leur conseillait de s’éloigner.
Au cours de sa promenade, Marie Léonnec avait perdu beaucoup de son énergie. Elle lança à M meMaigret un regard découragé. On devinait que toutes ses tentatives, tous ses élans s’étaient heurtés comme à un mur de désespoir ou d’inertie.
M meMaigret avait l’habitude de goûter. Si bien que vers quatre heures, ils s’installèrent tous les quatre à la terrasse de l’hôtel sous les parasols à rayures qui donnaient à l’atmosphère une gaieté conventionnelle.
Du chocolat fumait dans deux tasses. Maigret avait commandé de la bière, Le Clinche une fine à l’eau.
On parlait de Jorissen, l’instituteur de Quimper qui avait fait appel à Maigret en faveur du télégraphiste et qui avait amené Marie Léonnec. On échangeait des phrases banales.
— C’est le meilleur homme de la terre…
On brodait sur ce thème, sans conviction, parce qu’il fallait parler. Soudain les yeux de Maigret clignotèrent, fixés sur un couple qui s’avançait le long de la digue.
C’étaient Adèle et Gaston Buzier, lui dégingandé, les mains dans les poches, le canotier rejeté en arrière, la démarche nonchalante, elle animée et provocante comme d’habitude.
— Pourvu qu’elle ne nous aperçoive pas ! songea le commissaire.
Et, au même instant, le regard d’Adèle croisait le sien. La fille s’arrêtait, disait quelque chose à son compagnon qui tentait de la dissuader.
Trop tard ! Elle traversait la rue. Elle examinait une à une les tables de la terrasse, choisissait la plus proche des Maigret, s’installait de façon à avoir Marie Léonnec juste en face d’elle.
Son amant la suivit avec un haussement d’épaules, toucha le bord de son canotier en passant devant le commissaire, se mit à califourchon sur une chaise.
— Qu’est-ce que tu prends ?
— Pas un chocolat, bien sûr !… Un kummel !
N’était-ce pas déjà une déclaration de guerre ? Tout en parlant du chocolat, elle fixait la tasse de la jeune fille et Maigret vit Marie Léonnec tressaillir.
Elle n’avait jamais vu Adèle. Mais n’avait-elle pas compris ? Elle regarda Le Clinche, qui détourna la tête.
Le pied de M meMaigret toucha à deux reprises celui de son mari.
— Si nous allions tous les quatre jusqu’au Casino…
Elle avait deviné aussi. Mais personne ne lui répondait. Seule Adèle parlait, à la table voisine, soupirait :
— Quelle chaleur !… Prends ma jaquette, Gaston…
Et elle retirait la jaquette de son tailleur, se montrait en soie rose, les chairs luxuriantes, les bras nus. Ses prunelles ne quittaient pas un seul instant la jeune fille.
— Tu aimes le gris, toi ?… Tu ne trouves pas qu’on devrait interdire de porter des teintes aussi tristes sur les plages ?…
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