GEORGES SIMENON
Au Rendez-Vous
des Terre-Neuvas
Maigret IX
ARTHÈME FAYARD
1
Le mangeur de verre
… que c’est le meilleur petit gars du pays et que sa maman, qui n’a que lui, est capable d’en mourir. J’ai la certitude, comme tout le monde ici, qu’il est innocent. Mais les marins à qui j’en ai parlé prétendent qu’il sera condamné parce que les tribunaux civils n’ont jamais rien compris aux choses de la mer…
Fais tout ce que tu pourras, comme si c’était pour toi-même… J’ai appris par les journaux que tu es devenu une haute personnalité de la Police Judiciaire et…
C’était un matin de juin, M meMaigret, dans l’appartement du boulevard Richard-Lenoir, dont toutes les fenêtres étaient ouvertes, achevait de bourrer de grandes malles d’osier, et Maigret, sans faux col, lisait à mi-voix.
— De qui est-ce ?
— Jorissen… Nous avons été à l’école ensemble… Il est devenu instituteur à Quimper… Dis donc, tu tiens beaucoup à ce que nous passions nos huit jours de vacances en Alsace ?…
Elle le regarda sans comprendre, tant la question était inattendue. Il y avait vingt ans qu’ils passaient invariablement leurs congés chez des parents, dans le même village de l’Est.
— Si nous allions plutôt à la mer ?…
Il relut à mi-voix des passages de la lettre :
… tu es mieux placé que moi pour obtenir des renseignements précis. En bref, Pierre Le Clinche, un jeune homme de vingt ans qui a été mon élève, s’est embarqué il y a trois mois à bord de l’Océan, un chalutier de Fécamp qui pêche la morue à Terre-Neuve. Le navire est rentré au port avant-hier. Quelques heures plus tard, on découvrait le corps du capitaine dans le bassin et tous les indices font croire à un crime. Or, c’est Pierre Le Clinche qu’on a arrêté…
— Nous ne serons pas plus mal pour nous reposer à Fécamp qu’ailleurs ! soupira Maigret sans enthousiasme.
Il y eut de la résistance. M meMaigret, là-bas, en Alsace, était en famille, aidait à faire les confitures et la liqueur de prunes. L’idée de vivre dans un hôtel, au bord de la mer, en compagnie d’autres Parisiens, l’effrayait.
— Qu’est-ce que je ferai toute la journée ?
Enfin elle emporta des travaux de couture et de crochet.
— Surtout, ne me demande pas de prendre des bains ! J’aime mieux t’avertir dès maintenant…
Ils étaient arrivés à cinq heures à l ’Hôtel de la Plage , où M meMaigret avait commencé aussitôt à aménager la chambre à sa guise. Puis ils avaient dîné.
Et maintenant Maigret, tout seul, poussait la porte à vitre dépolie d’un café du port : Au Rendez-Vous des Terre-Neuvas .
C’était juste en face du chalutier Océan , amarré à quai, près d’une file de wagons. Des lampes à acétylène pendaient aux agrès et des gens s’agitaient dans la lumière crue, déchargeant la morue qui passait de main en main et qu’on entassait dans les wagons après l’avoir pesée.
Ils étaient dix, hommes et femmes, sales, déchirés, saturés de sel, à travailler. Et devant la bascule un jeune homme bien propre, le canotier sur l’oreille, un carnet à la main, pointait les pesées.
Une odeur rance, écœurante, qui ne s’atténuait pas quand on s’éloignait, s’infiltrait, rendue plus sourde encore par la chaleur, dans le bistrot.
Maigret s’assit sur la banquette, dans un coin libre. Il pénétrait en plein vacarme, en pleine agitation. Il y avait des hommes debout, d’autres assis, des verres sur le marbre des tables. Rien que des marins.
— Qu’est-ce que ce sera ?…
— Un demi…
Le patron arrivait près de la fille de salle.
— Vous savez que j’ai une autre pièce à côté, pour les touristes ?… Ici ils font tellement de bruit !…
Un clin d’œil.
— Après trois mois de mer, hein ! ça se comprend…
— C’est l’équipage de l’ Océan ?
— La plupart… Les autres bateaux ne sont pas encore rentrés… Il ne faut pas faire attention… Il y a des gars qui n’ont pas dessoûlé depuis trois jours… Vous restez là ?… Vous êtes peintre ; je parie… Il en vient de temps en temps, qui prennent des croquis… Tenez ! il y en a un qui a fait ma tête, là, au-dessus du comptoir…
Mais le commissaire donnait si peu de prise au bavardage que le patron, décontenancé, s’éloigna.
— Une pièce de deux sous en bronze ! Qui est-ce qui a une pièce de deux sous en bronze ?… criait un marin pas plus haut ni plus gras qu’un gamin de seize ans.
Sa tête était vieille, les traits irréguliers. Des dents manquaient. L’ivresse faisait briller les yeux et une barbe de trois jours envahissait les joues.
On lui donna une pièce. Il la plia en deux, d’un effort des doigts, puis il la mit entre ses dents et la sectionna.
— À qui le tour ?
Il paradait. Il se sentait le centre de l’attention générale, et il était capable de faire n’importe quoi pour le rester.
Comme un mécanicien bouffi saisissait une pièce, il intervint :
— Attends !… C’est ceci aussi qu’il faut faire…
Il prit un verre vide, y mordit à pleines dents, mâcha le verre en imitant la satisfaction d’un gourmet.
— Ha ! Ha ! Pouvez toujours y venir… Verse à boire, Léon !…
Il lançait autour de lui des regards de cabotin qui s’arrêtèrent sur Maigret. Et alors ses sourcils se froncèrent.
Un instant il eut l’air désemparé. Puis il s’avança, dut s’appuyer à une table tant il était ivre.
— C’est pour moi ?… questionna-t-il, crâneur.
— Doucement, P’tit Louis !
— Toujours le truc du portefeuille ?… Dites donc, vous autres !… Vous vouliez pas me croire, tout à l’heure, quand je vous racontais mes histoires de la rue de Lappe… Eh bien, voilà un flic haut placé qui se dérange exprès pour bibi… Permettez que je boive encore un coup ?…
Maintenant on observait Maigret.
— Assieds-toi ici, P’tit Louis !… Fais pas l’imbécile !…
Et l’autre pouffait :
— T’offres un glass ?… Non !… C’est pas possible !… Permettez, hein ! les copains ?… M. le commissaire me paie à boire ?… Du fil en six, Léon !…
— Tu étais à bord de l’ Océan ?
Changement à vue. P’tit Louis se rembrunit au point qu’on put croire que son ivresse disparaissait. Il recula un peu, méfiant, sur la banquette.
— Et puis après ?…
— Rien… À ta santé… Il y a longtemps que tu es soûl ?…
— Il y a trois jours qu’on fait la foire… Depuis qu’on a débarqué, quoi !… J’ai donné mon argent à Léon… Neuf cents et des francs… Tant qu’il en reste !… Combien qu’il me reste, Léon, vieille fripouille ?…
— Sûrement pas de quoi payer des tournées jusqu’au matin ! Dans les cinquante francs… Si ce n’est pas malheureux, monsieur le commissaire ! Demain il n’aura plus un sou et il sera obligé d’embarquer sur n’importe quel bateau, comme soutier… Et c’est chaque fois comme ça !… Remarquez que je ne le pousse pas à la consommation !… Au contraire !…
— Ta gueule !…
Les autres avaient perdu leur entrain. Ils parlaient bas en se tournant sans cesse vers la table du commissaire.
— Ils sont tous de l’ Océan ?
— Sauf le gros en casquette qui est pilote et le rouquin qui est charpentier maritime…
— Raconte-moi ce qui s’est passé.
— J’ai rien à dire.
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