— Reconduis-la à l’hôtel… Essaie de la calmer…
— Il s’est passé quelque chose ?…
— Rien de précis… Je rentrerai sans doute assez tard…
Il les regarda s’éloigner. Marie Léonnec se retourna dix fois et sa compagne devait l’entraîner comme une enfant.
Maigret faillit remonter à bord. Mais il avait soif. Il y avait toujours de la lumière au Rendez-Vous des Terre-Neuvas .
À une table, quatre marins jouaient aux cartes. Près du comptoir, un jeune aspirant avait le bras passé autour de la taille de la serveuse qui émettait de temps en temps un petit rire.
Le patron, lui, suivait la partie et donnait des conseils :
— Tiens !… C’est vous !… fit-il pour accueillir Maigret.
Et il ne paraissait pas si heureux que cela de le revoir. Au contraire. Il laissait percer une certaine gêne.
— Allons, Julie !… Sers monsieur le commissaire… Qu’est-ce que je peux vous offrir ?…
— Rien du tout ! Si vous le permettez, je prendrai une consommation comme un simple client…
— Je ne voulais pas vous vexer… Je…
Est-ce que la journée allait s’achever sous le signe de la colère ? Un des marins grommelait quelque chose en patois normand et Maigret traduisit à peu près :
— Bon ! voilà que ça sent encore le roussi !…
Le commissaire le regarda dans les yeux. L’autre rougit, balbutia :
— Atout trèfle !…
— T’aurais dû jouer pique ! dit Léon pour parler.
5
Adèle et son compagnon
La sonnerie du téléphone retentit. Léon se précipita, appela bientôt Maigret à l’appareil.
— Allô ! fit une voix ennuyée au bout du fil. Le commissaire Maigret ?… Ici, le secrétaire du commissariat… Je viens de téléphoner à votre hôtel où l’on m’a dit que vous étiez peut-être au Rendez-Vous des Terre-Neuvas … Excusez-moi de vous déranger, monsieur le commissaire… Voilà une demi-heure que je suis suspendu à l’appareil… Impossible de joindre le patron !… Quant au commissaire de la Brigade mobile, je me demande s’il n’a pas quitté Fécamp… Or, j’ai deux drôles de cocos qui viennent d’arriver et qui ont, paraît-il, des déclarations urgentes à faire… Un homme et une femme…
— Avec une auto grise ?…
— Oui… Ce sont ceux que vous cherchiez ?…
Dix minutes plus tard, Maigret arrivait au commissariat, dont les bureaux étaient déserts hormis le bureau public divisé en deux par une barrière. Le secrétaire écrivait tout en fumant une cigarette. Assis sur un banc, les coudes sur les genoux, le menton entre les mains, un homme attendait.
Une femme, enfin, allait et venait en martelant le plancher de ses hauts talons.
Dès l’entrée du commissaire, elle marcha vers lui, en même temps que l’homme se levait avec un soupir de soulagement, grommelait même entre ses dents :
— Ce n’est pas trop tôt !…
C’était bien le couple d’Yport, un peu plus hargneux encore qu’au cours de la scène de ménage dont Maigret avait été le témoin.
— Voulez-vous me suivre à côté…
Et Maigret les introduisit dans le bureau du commissaire, s’assit dans le fauteuil de celui-ci, bourra une pipe, tout en observant ses clients.
— Vous pouvez vous asseoir…
— Merci ! fit la femme qui, des deux, était décidément la plus nerveuse. Je n’en ai d’ailleurs pas pour longtemps…
Il la voyait de face, éclairée par une forte lampe électrique. Il n’y avait pas besoin d’un long examen pour la classer. Le portrait dont il ne restait que le buste n’avait-il pas suffi ?
Une belle fille, dans l’acceptation populaire du mot. Une fille à la chair appétissante, aux dents saines, au sourire provoquant, au regard toujours allumé.
Plus exactement une belle garce, frôleuse, gourmande, prête à provoquer un scandale ou à rire aux éclats d’un grand rire peuple.
Son corsage était de soie rose, piqué d’une broche en or large comme une pièce de cent sous.
— Je tiens d’abord à vous dire…
— Pardon ! interrompit Maigret. Veuillez vous asseoir, comme je vous l’ai déjà demandé. Vous répondrez à mes questions.
Elle sourcilla. Sa bouche devint mauvaise.
— Dites donc ! Vous oubliez que je suis ici parce que je veux bien…
Son compagnon fit la moue, ennuyé par cette attitude. Ils étaient bien assortis. Il était exactement l’homme qu’on rencontre d’habitude avec des filles pareilles.
Sa mine n’était pas patibulaire à proprement parler. Il était habillé correctement, encore qu’avec mauvais goût. Il avait de grosses bagues aux doigts et une perle à sa cravate. N’empêche que l’ensemble était inquiétant. Peut-être parce qu’on le sentait en dehors des classes sociales établies.
C’était l’homme qu’on voit à toute heure dans les cafés et dans les brasseries, buvant du mousseux en compagnie de filles et logeant dans les hôtels de troisième ordre.
— Vous d’abord ! Votre nom, domicile, profession…
Il voulut se lever.
— Restez assis…
— Je vais vous expliquer.
— Rien du tout ! Votre nom…
— Gaston Buzier… Pour le moment, je m’occupe de vente et de location de villas… J’habite le plus souvent au Havre, à l’ Hôtel de l’Anneau d’Argent …
— Vous êtes établi marchand de biens ?
— Non… Mais…
— Vous êtes au service d’une agence ?…
— C’est-à-dire…
— Suffit ! En deux mots, vous bricolez… Qu’est-ce que vous faisiez auparavant ?
— J’étais représentant d’une marque de bicyclettes… J’ai aussi placé des machines à coudre dans les campagnes…
— Combien de condamnations ?
— Ne réponds pas, Gaston ! intervint la femme. C’est un peu fort, à la fin ! C’est nous qui venons pour…
— Tais-toi ! Deux condamnations. Une avec sursis, pour chèque sans provision… Une autre à deux mois, pour n’avoir pas versé au propriétaire l’acompte que j’avais reçu sur une villa… Vous voyez que ce sont des peccadilles…
En tout cas, on sentait chez lui l’habitude d’être en face de la police. Il restait désinvolte, avec un rien de méchanceté dans le regard.
— À votre tour ! fit Maigret en se tournant vers la femme.
— Adèle Noirhomme… née à Belleville…
— Fille soumise ?…
— Il y a cinq ans, ils m’ont mise sur les registres, à Strasbourg, à cause d’une bourgeoise qui m’en voulait de lui avoir chipé son mari… Mais, depuis lors…
— …Vous avez échappé au contrôle de la police !… Parfait !… Voulez-vous me dire à quel titre vous vous êtes embarquée sur l’ Océan ?
— Il faut d’abord qu’on vous explique ! répliqua l’homme. Parce que, si l’on est ici, c’est justement qu’on n’a rien à se reprocher… À Yport, Adèle est venue me dire que vous aviez sa photographie et que vous alliez sûrement l’arrêter… Notre première idée a été de filer pour éviter les histoires… Parce qu’on connaît quand même la musique !… À Étretat, j’ai aperçu de loin les gendarmes en faction et j’ai compris qu’on allait être traqués… Alors, j’ai préféré venir de moi-même…
— À vous, Madame ! Je vous ai demandé ce que vous faisiez à bord du chalutier…
— C’est bien simple ! Je suivais mon amant !
— Le capitaine Fallut ?
— Le capitaine, oui ! J’étais pour ainsi dire avec lui depuis le mois de novembre… On s’est rencontrés au Havre, dans un café… Il est tombé amoureux… Il est revenu deux ou trois fois par semaine… Même qu’au début je le prenais pour un maniaque, parce qu’il ne me demandait rien… Mais non ! il était pincé… Le grand jeu !… Il m’a loué une jolie chambre meublée et j’ai compris que, si je savais m’y prendre, il finirait par m’épouser… Les marins, ça ne roule pas sur l’or, mais c’est régulier, et il y a la pension…
Читать дальше