Maigret laissait son regard errer sur le paysage et sa pensée devenait flottante, son cerveau s’engourdissait en une rêverie qui tournait autour d’un capitaine Fallut de plus en plus inconsistant.
— Merci bien !…
Ces deux mots vinrent s’incruster dans son esprit, non à cause de leur sens, mais parce qu’ils étaient prononcés sèchement, avec une ironie acerbe, par une femme qui se trouvait derrière le commissaire.
— Pourtant, puisque je te dis, Adèle…
— Zut !…
— Tu ne vas pas recommencer ?…
— Je ferai ce qu’il me plaira !
C’était décidément la journée des disputes ! Dès le matin, Maigret tombait sur un bonhomme hérissé : le directeur de la Morue française.
À Yport, c’était une scène de ménage chez les Laberge. Et voilà qu’à la terrasse un couple inconnu échangeait des propos plutôt aigres.
— Tu ferais mieux de réfléchir…
— Zut !…
— Tu crois que c’est intelligent de répondre ainsi ?
— Zut et zut ! As-tu compris ?… Garçon ! cette limonade est tiède !… Allez m’en chercher une autre…
L’accent était vulgaire et la femme parlait plus haut qu’il n’était nécessaire.
— Il faudra pourtant bien que tu te décides !… reprenait l’homme.
— Mais vas-y tout seul ! Je te l’ai déjà dit ! Et laisse-moi tranquille…
— Tu sais que c’est ignoble, ce que tu fais là ?
— Et toi ?…
— Moi ?… Tu oses… Tiens ! si nous n’étions pas ici, je crois que j’aurais de la peine à me contenir…
Elle rit. Beaucoup trop fort !
— Tais-toi, je t’en prie !
— Chéri, va !…
— Et pourquoi me tairais-je ?
— Parce que !
— Je dois dire que la réponse est intelligente…
— Est-ce que tu vas te taire ?
— Si cela me plaît…
— Adèle, je te préviens que…
— Que quoi ?… Que tu vas faire un scandale devant tout le monde ?… Tu seras bien avancé !… Déjà les gens nous écoutent…
— Tu ferais mieux de réfléchir et tu comprendrais…
Elle se leva d’une détente, comme quelqu’un qui en a assez. Maigret lui tournait le dos, mais il vit son ombre grandir sur les dalles de la terrasse.
Puis il la vit, elle, de dos, qui marchait vers le bord de la mer.
À contre-jour, elle n’était qu’une silhouette devant le ciel qui rougeoyait. Maigret remarqua seulement qu’elle était assez bien habillée, qu’elle n’était pas en tenue de plage mais qu’elle portait des bas de soie et des chaussures à haut talon.
Cela lui valut, quand elle traversa la plage de galets, une démarche difficile et sans grâce. À chaque instant, elle était sur le point de se fouler la cheville.
Mais elle tenait à aller de l’avant, rageuse, obstinée.
— Je vous dois, garçon ?…
— Mais je n’ai pas encore apporté la limonade que madame…
— Peu importe ! Cela fait combien ?…
— Neuf francs cinquante… Vous ne dînerez pas ici ?…
— Je n’en sais rien…
Maigret se retourna pour voir l’homme qui manifesta de la gêne, car il n’ignorait pas que les voisins avaient tout entendu.
Il était grand, d’une élégance douteuse. Ses yeux étaient fatigués et tout son visage trahissait un énervement extrême.
Debout, il hésita sur la direction à prendre, finit, en essayant de se montrer flegmatique, par marcher vers la jeune femme qui suivait maintenant la ligne sinueuse de la mer.
— Encore un faux ménage, sûrement ! dit quelqu’un à une table où trois femmes faisaient du crochet.
— Ils pourraient laver leur linge sale ailleurs ! Ce n’est pas un exemple à donner aux enfants…
Les deux silhouettes se rejoignaient au bord de l’eau. On n’entendait plus les paroles. Les attitudes n’en laissaient pas moins deviner la scène.
L’homme suppliait et menaçait. La femme se montrait intraitable. À certain moment, il lui prit le poignet et l’on put croire que cela allait dégénérer en bataille.
Mais non ! il lui tournait le dos. Il marchait à grands pas vers une rue proche où il mettait en marche une petite voiture grise.
— Encore un demi, garçon !…
Maigret venait de s’apercevoir que la jeune femme avait oublié son sac à main sur la table. Un sac en imitation de crocodile, plein à craquer, tout neuf.
Une ombre s’avançait sur le sol. Il leva la tête et alors il vit de face la propriétaire du sac qui regagnait la terrasse.
Ce fut un petit choc. Les narines du commissaire frémirent.
Certes, il pouvait se tromper. C’était une impression beaucoup plus qu’une certitude. Mais il eût juré qu’il avait devant lui l’original du portrait sans tête.
Il le tira d’ailleurs de sa poche, discrètement. La femme s’était rassise.
— Eh bien, garçon, ma limonade…
— Je croyais… monsieur a dit…
— Je vous ai commandé une limonade !…
C’était bien la ligne un peu grasse du cou, la poitrine à la fois abondante et ferme, d’une élasticité voluptueuse.
Et la même façon de s’habiller, le même goût pour les soies très lisses, aux couleurs voyantes.
Maigret laissa tomber le portrait de telle sorte que sa voisine fut forcée de le voir.
Elle le vit, en effet. Elle regarda le commissaire avec l’air de chercher dans ses souvenirs. Mais, si elle fut troublée, ce trouble ne se manifesta pas dans sa contenance.
Cinq minutes, dix minutes s’écoulèrent. Un ronronnement de moteur pointa au loin, grandit, C’était la voiture grise qui revenait vers la terrasse, s’arrêtait, repartait, comme si son conducteur n’eût pu se décider à s’éloigner définitivement.
— Gaston !…
Elle était debout. Elle faisait signe à son compagnon. Cette fois, elle saisissait son sac et l’instant d’après elle pénétrait dans l’auto.
Les trois femmes de la table voisine la suivaient des yeux d’un air réprobateur. Le jeune homme au Kodak se retournait.
La voiture grise disparaissait déjà dans un vrombissement de moteur.
— Garçon !… Où peut-on se procurer une voiture ?…
— Je ne pense pas que vous en trouviez à Yport… Il y en a bien une, qui conduit parfois des gens à Fécamp ou à Étretat, mais justement je l’ai vue partir ce matin avec des Anglais…
Les gros doigts du commissaire tapotaient la table à une cadence rapide.
— Apportez-moi une carte routière !… Et demandez-moi le commissariat de police de Fécamp à l’appareil… Vous avez déjà vu ces gens-là ?…
— Le couple qui se disputait ?… Presque tous les jours de cette semaine… Hier, ils ont déjeuné ici… Je crois qu’ils sont du Havre…
Il n’y avait plus que des familles, sur la plage qui exhalait la douceur d’un soir d’été. Un bateau noir gravitait insensiblement sur la ligne d’horizon, pénétrait dans le soleil, en ressortait de l’autre côté, comme on traverse un cerceau de papier.
4
Sous le signe de la colère
— Moi, dit le commissaire de police de Fécamp tout en taillant un crayon bleu, j’avoue que je n’ai plus beaucoup d’illusions. C’est si rare qu’on éclaircisse ces histoires de marins ! Que dis-je ? Essayez seulement de découvrir le fin mot d’une vulgaire bagarre comme il en éclate tous les jours dans le port. Au moment où mes hommes arrivent, ils sont en train de se taper dessus. Qu’ils aperçoivent les uniformes et ils se mettent tous ensemble pour attaquer ! Interrogez-les ! Ils mentent tous ! Ils se contredisent ! Ils embrouillent tellement bien les choses qu’on finit par y renoncer…
Ils étaient quatre à fumer dans le bureau déjà plein de fumée de tabac. C’était le soir. Le commissaire de la Brigade mobile du Havre, qui était officiellement chargé de la direction de l’enquête, était accompagné d’un jeune inspecteur.
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