— Comme il aurait laissé sa carte de visite ! À croire qu’il voulait me faire enrager…
— Vous avez pris votre revolver et vous êtes allée là-bas… Couchet est rentré alors que vous étiez dans le bureau… Il a cru que c’était vous qui aviez volé…
— Il a voulu me faire arrêter, oui ! Voilà ce qu’il a voulu faire ! Comme si ce n’était pas grâce à moi qu’il est devenu riche !… Qui est-ce qui le soignait, au début, quand il gagnait à peine de quoi manger du pain sans beurre ?… Et tous les hommes sont les mêmes !… Il a été jusqu’à me reprocher d’habiter la maison où il avait ses bureaux… Il m’a accusé de partager avec mon fils l’argent qu’il lui donnait…
— Et vous avez tiré ?
— Il avait déjà décroché le téléphone pour appeler la police !
— Vous vous êtes dirigée vers les poubelles. Sous prétexte d’y chercher une petite cuiller, vous avez enfoui le revolver dans les ordures… Qui avez-vous rencontré alors ?… »
Elle cracha : « Le vieil imbécile du premier…
— Personne d’autre ?… Je croyais que votre fils était venu… Il n’avait plus d’argent…
— Et puis après ?…
— Il ne venait pas pour vous, mais pour son père, n’est-ce pas ? Seulement vous ne pouviez pas le laisser aller jusqu’au bureau, où il aurait découvert le cadavre… Vous étiez dans la cour, tous les deux… Qu’est-ce que vous avez dit à Roger ?
— Qu’il s’en aille… Vous ne pouvez pas comprendre un cœur de mère…
— Et il est parti… Votre mari est rentré… Il n’a été question de rien entre vous deux… Est-ce bien cela ?… Martin pensait aux billets qu’il avait fini par jeter dans la Seine, parce qu’au fond c’est un pauvre bougre de brave homme…
— Pauvre bougre de brave homme ! répéta Mme Martin avec une rage inattendue. Ha ! ha !… Et moi ?… Moi qui ai toujours été malheureuse…
— Martin ne sait pas qui a tué… Il se couche. Un jour passe sans que vous parliez de rien… Mais, la nuit suivante, vous vous relevez pour fouiller les vêtements qu’il a retirés… Vous cherchez en vain les billets… Il vous regarde… Vous le questionnez… Et c’est la crise de rage que la vieille Mathilde a entendue derrière la porte… Vous avez tué pour rien !… Cet imbécile de Martin a jeté les billets !… Une fortune dans la Seine, faute de cran !… Vous en êtes malade… La fièvre vous prend… Martin, lui, qui ignore que vous avez tué, est allé annoncer la nouvelle à Roger…
« Et celui-là a compris… Il vous a vue dans la cour… Vous l’avez empêché d’avancer… Il vous connaît…
« Il croit que je le soupçonne… Il s’imagine qu’on va l’arrêter, l’accuser… Et il ne peut pas se défendre sans accuser sa mère…
« Ce n’est peut-être pas un garçon sympathique… Mais sans doute, son genre de vie a-t-il quelques excuses… Il est écœuré… Écœuré des femmes avec qui il couche, des drogues, du Montmartre où il traîne et, par-dessus tout, de ce drame de famille dont il est seul à deviner tous les ressorts…
« Il saute par la fenêtre ! »
Martin s’est appuyé au mur, le visage dans ses bras repliés. Mais sa femme regardait fixement le commissaire, comme si elle n’attendait que le moment d’intervenir dans son récit, d’attaquer à son tour.
Alors Maigret montra la consultation écrite des deux avocats.
« Lors de ma dernière visite, Martin est tellement effrayé qu’il va avouer son vol… Mais vous êtes là… Il vous voit par l’entrebâillement de la porte… Vous lui adressez des signes énergiques et il se tait…
« N’est-ce pas ce qui lui ouvre enfin les yeux ?… Il vous interroge… Oui, vous avez tué ! Vous le lui criez à la face ! Vous avez tué à cause de lui, pour réparer son oubli, pour ce gant resté sur le bureau !… Et, parce que vous avez tué, vous n’hériterez même pas, malgré le testament !… Ah ! si seulement Martin était un homme !…
« Qu’il parte à l’étranger… On croira à sa culpabilité… La police se tiendra tranquille et vous irez le retrouver avec les millions…
« Mon pauvre Martin, va !… »
Et Maigret écrasa presque le bonhomme sous une tape formidable à l’épaule. Il parlait d’une voix sourde. Il laissait tomber les mots sans insister.
« Avoir tant fait pour cet argent !… La mort de Couchet… Roger qui se jette par la fenêtre… Et s’apercevoir à la dernière minute qu’on ne l’aura pas !… Vous préférez préparer vous-même les bagages de Martin… Des valises bien en ordre… Du linge pour des mois…
— Taisez-vous ! » supplia Martin.
La folle cria. Maigret ouvrit brusquement la porte et la vieille Mathilde faillit tomber en avant !
Elle s’enfuit, effrayée par le ton du commissaire, et pour la première fois elle referma vraiment sa porte, tourna la clef dans la serrure.
Maigret lança un dernier regard dans la chambre.
Martin n’osait pas bouger. Sa femme, assise sur le lit, maigre, les omoplates saillantes sous la chemise de nuit, suivait le policier des yeux.
Elle était si grave, si calme tout à coup, qu’on se demandait avec inquiétude ce qu’elle préparait.
Maigret se souvint de certains regards, au cours de la scène précédente, de certains mouvements des lèvres. Et il eut, juste en même temps que Martin, l’intuition de ce qui se passait.
Ils ne pouvaient pas intervenir. Cela se déroula en dehors d’eux, comme un mauvais rêve.
Mme Martin était maigre, maigre. Et ses traits devenaient encore plus douloureux. Qu’est-ce qu’elle regardait, à des endroits où il n’y avait rien que les objets banals de la chambre ?
Qu’est-ce qu’elle suivait avec attention à travers la pièce ?
Son front se plissait. Ses tempes battaient. Martin cria :
« J’ai peur ! »
Rien n’avait changé dans le logement. Un camion pénétrait dans la cour et on entendait la voix aiguë de la concierge.
On eût dit que Mme Martin faisait un grand effort, toute seule, pour franchir une montagne inaccessible. Deux fois sa main esquissa le geste de repousser quelque chose de son visage. Enfin elle avala sa salive, sourit comme quelqu’un qui arrive au but :
« Vous viendrez quand même tous me demander un peu d’argent… Je dirai à mon notaire de ne pas vous en donner… »
Martin pantela des pieds à la tête. Il comprit que ce n’était pas un délire passager, provoqué par la fièvre.
Elle avait perdu la raison, définitivement !
« On ne peut pas lui en vouloir. Elle n’a jamais été tout à fait comme une autre, n’est-ce pas ?… » se lamenta-t-il.
Il attendait la confirmation du commissaire.
« Mon pauvre Martin… »
Martin pleurait ! Il saisissait la main de sa femme et il y frottait son visage. Elle le repoussait. Elle avait un sourire supérieur, méprisant.
« Pas plus de cinq francs à la fois… J’ai assez souffert, moi, de…
— Je vais téléphoner à Sainte-Anne… dit Maigret.
— Vous croyez ?… C’est… c’est nécessaire de l’enfermer ?… »
La force de l’habitude ? Martin s’affolait à l’idée de quitter son logement, cette atmosphère de reproches et de disputes quotidiennes, cette vie sordide, cette femme qui, une dernière fois, essayait de penser mais qui, découragée, vaincue se couchait avec un grand espoir et balbutiait :
« Qu’on m’apporte la clef… »
Quelques minutes plus tard, Maigret traversait comme un étranger le grouillement de la rue. Chose qui lui arrivait rarement, il avait un affreux mal de tête et il entra dans une pharmacie pour avaler un cachet.
Il ne voyait rien autour de lui. Les bruits de la ville se confondaient avec d’autres, avec des voix surtout, qui continuaient à résonner sous son crâne. Une image le hantait plus que les autres : Mme Martin qui se levait, qui ramassait par terre les vêtements de son mari et qui cherchait l’argent ! Et Martin la regardant de son lit !
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