« Alors j’ai franchi le pont Marie et, dans l’île Saint-Louis, j’ai pu me débarrasser du paquet… »
Le compartiment était chauffé à blanc. La buée ruisselait sur les vitres. La fumée de pipe s’étirait autour de la lampe.
« J’aurais dû tout vous avouer la première fois que je vous ai vu… Je n’en ai pas eu le courage… J’ai espéré que… »
Martin se tut, regarda curieusement son compagnon qui avait entrouvert la bouche et fermé les yeux. Une respiration égale comme le ronron d’un gros chat satisfait !
Maigret dormait !
L’autre eut un regard vers la portière qu’il suffisait de pousser. Et, comme pour échapper à la tentation, il se blottit dans un coin, serrant les fesses, ses deux mains affolées sur ses genoux maigres.
◊
La gare du Nord. Un matin gris. Et la foule de banlieue, mal éveillée, franchissant les portes en troupeau.
Le train s’était arrêté très loin du hall. Les valises étaient lourdes. Martin ne voulait pas s’arrêter. Il était à bout de souffle et ses deux bras lui faisaient mal.
Il fallut attendre assez longtemps un taxi.
« Vous me conduisez en prison ? »
Ils avaient passé cinq heures en train et Maigret n’avait pas prononcé dix phrases. Et encore ! Des phrases qui n’avaient trait ni au crime ni aux trois cent soixante mille francs ! Il parlait de sa pipe, ou de la chaleur, ou de l’heure d’arrivée.
« 61, place des Vosges ! » dit-il au chauffeur.
Martin supplia :
« Vous croyez que c’est nécessaire que… »
Et pour lui-même :
« Qu’est-ce qu’ils doivent penser, au bureau !… Je n’ai pas eu le temps de prévenir… »
Dans sa loge, la concierge triait le courrier : un gros tas de lettres pour les Sérums du docteur Rivière ; un tout petit tas pour le reste de la maison.
« Monsieur Martin !… Monsieur Martin !… On est venu de l’Enregistrement pour demander si vous étiez malade… Il paraît que vous avez la clef de… »
Maigret entraînait son compagnon. Et celui-ci devait trimbaler ses lourdes valises dans l’escalier où il y avait des boîtes à lait et du pain frais devant les portes.
Celle de la vieille Mathilde bougea.
« Donnez-moi la clef.
— Mais…
— Ouvrez vous-même. »
Un silence profond. Le cliquetis du pêne. Puis on vit la salle à manger en ordre, avec chaque objet à sa place exacte.
Martin hésita longtemps avant de prononcer à voix haute :
« C’est moi !… Et le commissaire… »
Quelqu’un bougea, dans le lit de la chambre voisine. Martin, qui refermait la porte, gémit :
« Nous n’aurions pas dû… Elle n’y est pour rien, n’est-ce pas ?… Et dans son état… »
Il n’osait pas entrer dans la chambre. Par contenance, il ramassa ses valises qu’il posa sur deux chaises.
« Voulez-vous que je fasse du café ? »
Maigret frappait à la porte de la chambre à coucher.
« On peut entrer ? »
Pas de réponse. Il poussa l’huis, reçut en plein visage le regard fixe de Mme Martin qui était couchée, immobile, les cheveux sur des épingles.
« Excusez-moi de vous déranger… Je vous ai ramené votre mari, qui a eu le tort de s’affoler. »
Martin était derrière lui. Il le sentait, mais il ne pouvait pas le voir.
Des pas résonnaient dans la cour, et des voix, surtout des voix de femme : le personnel des bureaux et des laboratoires qui arrivait. Il était neuf heures moins une.
Un cri étouffé de la folle, à côté. Des médicaments sur la table de nuit.
« Vous vous sentez plus mal ? »
Il savait bien qu’elle ne répondrait pas, qu’elle se tiendrait, en dépit de tout, sur la même réserve farouche.
On eût dit qu’elle avait peur d’un mot, d’un seul !
Comme si un mot eût pu déchaîner des catastrophes !
Elle avait maigri. Son teint était devenu plus terne. Mais les yeux, eux, ces étranges prunelles grises, gardaient leur vie propre, ardente, volontaire.
Martin entrait, les jambes molles. Par toute son attitude, il semblait s’excuser, demander pardon.
Les yeux gris se tournèrent lentement vers lui, glacés, si durs qu’il détourna la tête en balbutiant :
« C’est à la gare de Jeumont… Une minute de plus et j’étais en Belgique… »
Il eût fallu des mots, des phrases, du bruit pour meubler tout ce vide que l’on sentait autour de chaque personnage. Un vide qui était palpable, au point que les voix résonnaient comme dans un tunnel ou dans une grotte.
Mais on ne parlait pas. On articulait péniblement quelques syllabes, avec des regards anxieux, puis le silence retombait à la façon implacable d’un brouillard.
Il se passait quelque chose, pourtant. Quelque chose de lent, de sournois : une main qui glissait sous la couverture, s’élevait en un mouvement insensible jusqu’à l’oreiller.
Une main maigre et moite de Mme Martin. Maigret, tout en regardant ailleurs, suivait ses progrès, attendait le moment où cette main atteindrait enfin son but.
« Le docteur ne doit pas venir ce matin ?
— Je ne sais pas… Est-ce que quelqu’un s’occupe de moi ?… Je suis ici comme une bête qu’on laisse mourir… »
Mais l’œil devenait plus clair parce que la main touchait enfin l’objet convoité.
Un froissement à peine perceptible de papier.
Maigret fit un pas en avant, saisit Mme Martin au poignet. Elle paraissait sans force, presque sans vie. N’empêche que, d’une seconde à l’autre, elle fit preuve d’une vigueur inouïe.
Ce qu’elle tenait, elle ne voulait pas le lâcher. Assise sur son lit, elle se défendait rageusement. Elle approchait sa main de sa bouche. Elle déchirait avec les dents la feuille banche qu’elle étreignait.
« Lâchez-moi !… Lâchez-moi ou je crie !… Et toi ?… Tu le laisses faire ?…
— Monsieur le commissaire… Je vous en supplie… » gémissait Martin.
Il tendait l’oreille. Il craignait de voir accourir les locataires. Il n’osait pas intervenir.
« Brute !… Sale brute !… Battre une femme ! »
Non ! Maigret ne la battait pas. Il se contentait de lui maintenir la main, en serrant peut-être le poignet un peu fort, pour empêcher la femme de détruire le papier.
« Vous n’avez pas honte ! Une femme à la mort… »
Une femme qui déployait une énergie comme Maigret en avait rarement rencontré dans sa carrière de policier ! Son chapeau melon tomba sur le lit. Elle mordit soudain le commissaire au poignet.
Mais elle ne pouvait pas rester longtemps avec les nerfs aussi tendus et il parvint à écarter les doigts, tandis qu’elle poussait un gémissement de douleur.
Maintenant elle pleurait. Elle pleurait sans pleurer, de dépit, de rage, peut-être aussi pour avoir une attitude ?
« Et toi, tu l’as laissé faire… »
Le dos de Maigret était trop large pour la chambre exiguë. Il semblait remplir tout l’espace, intercepter la lumière.
Il s’approchait de la cheminée, déployait la feuille dont les bouts manquaient, parcourait des yeux un texte dactylographié, surmonté d’un en-tête.
Maîtres Laval et Piollet
du Barreau de Paris
Avocats-Conseils
Contentieux
À droite, en rouge, la mention : Affaire Couchet et Martin. Consultation du 18 novembre.
Deux pages de texte serré, à un interligne. Maigret n’en lisait que des bribes, à mi-voix, et on entendait les machines à écrire crépiter dans les bureaux des Sérums Rivière.
« Vu la loi du…
« Étant donné que la mort de Roger Couchet est postérieure à celle de son père…
« … qu’aucun testament ne peut frustrer un fils légitime de la part à laquelle il a droit…
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