— Toujours ?
— Je crois… N’est-ce pas, Héloïse ?
— Je crois aussi… Je me demande si les fantômes connaissent les dates…
— Quel jour sommes-nous ?
— Samedi…
— Nous avons donc des chances d’avoir sa visite aujourd’hui ? J’espère, monsieur Marbe, que vous n’avez parlé de mon arrivée à personne ?
— Personne !
— Même pas à votre fils ?
— Il y a dix ou douze jours que je ne l’ai pas vu ! Vous avez entendu ce que j’ai dit à Titin… Je vous ai donné pour un vieux camarade… Vous m’excuserez… Mais il m’est difficile de ne pas penser que si le fantôme, comme vous dites, n’est pas venu quand la police était ici, c’est qu’il était prévenu d’une façon ou d’une autre… La police du Midi est particulièrement bavarde…
Là-dessus, M. Marbe s’interrompit :
— Que diriez-vous d’une bonne bouillabaisse que, nous mangerions chez Titin ?
— Je ne refuse pas…
— Vous êtes armé ?
— Pour aller chez Titin ? s’étonna candidement le Petit Docteur.
— Non ! Pour cette nuit… Car je suppose que nous allons monter la garde cette nuit afin de surprendre mon… notre… Enfin l’individu qui…
— Vous me jurez qu’on ne vous a jamais rien volé ?
— Je le jure !
— Vous vous en seriez aperçu, malgré le désordre de la maison ?
— Je m’en apercevrais si on me volait seulement une flèche nègre. Vous parlez de désordre, mais vous ne vous rendez pas compte qu’il n’est qu’apparent, que je sais où chaque objet se trouve…
— Vous n’avez jamais reçu de lettre de menaces ?
— Jamais…
Y avait-il eu vraiment hésitation ? Le Petit Docteur n’aurait pas osé le jurer.
— En somme, pour résumer tout ce que vous m’avez appris, vous étiez heureux, votre sœur Héloïse et vous…
« Depuis quatre ans vous viviez dans cette villa… Vous n’aviez aucun ennemi… Vous jouiez à la belote… Votre fils, que vous avez eu à Tahiti, donnait des leçons de natation à Nice…
— Seulement depuis un an ! Intervint M. Marbe.
— Soit… Et, depuis trois mois, un quidam ou des esprits viennent deux fois par semaine bouleverser votre maison au cours de la nuit…
— Rigoureusement exact…
— Le quidam – mettons que ce soit un quidam – n’a rien emporté… Et jamais il n’a eu l’idée d’attenter à votre vie ou à celle de votre sœur… Avez-vous un soupçon de l’endroit par où il entre ?
— Par la porte !
— Hein ?
— Je dis par la porte… Il est impossible qu’il en soit autrement… Ou bien il a une clé, ou il est capable de passer à travers les cloisons… En tout cas, depuis trois mois, nous dormons les fenêtres fermées…
— Si nous allions manger la bouillabaisse ? soupira le Petit Docteur.
Qu’était-il venu faire dans cette galère ? Tout cela pour épater Anna ! Et si son M. Marbe était fou ? Et si…
Il eut une idée de derrière la tête. Est-ce que le procureur de Nevers, vexé de son intervention, n’avait pas donné son nom à M. Marbe dans le seul dessein de voir le Petit Docteur se couvrir de ridicule ?
Pourtant, il y avait quelques éléments, pas beaucoup, mais assez caractéristiques, que Jean Dollent classait dans sa tête, tandis qu’à la terrasse de la Rascasse on leur servait la bouillabaisse :
M. Marbe était en retraite depuis six ans…
Il avait vécu deux ans chez sa sœur…
Il avait acheté un terrain et fait construire une villa…
— Dites donc ! fit soudain Dollent à l’adresse de Titin qui servait en personne. Qu’est-ce que ça vaut, une villa comme celle-là ?
Et Titin de répondre sans hésiter :
— Quatre cent cinquante… N’est-ce pas, monsieur Marbe ?… S’il m’avait écouté, il l’aurait payée trente mille de moins… Mais ce qui est fait est fait… Un peu de jus, monsieur le docteur ?… Un bout de rascasse ?… Une pomme de terre ?… Mais si !… C’est la pomme de terre qui absorbe tout le safran qui donne le goût… Qu’est-ce que je vous servirai après ça, monsieur Marbe ?… Trois jolis loups grillés au fenouil ?…
Le Petit Docteur, avec son chèque de cinq mille francs qu’il avait déjà déposé à sa banque en passant, était bien embêté. Et il y avait toujours ce soleil, ce vin dont son verre était sans cesse rempli, cette savoureuse bouillabaisse qui le faisait boire !
II
Où il est question du tir aux bouteilles dans une cave et où le jeune Marbe, natif de Tahiti, fait preuve d’un amour assez inattendu pour les enfants
— Que diriez-vous maintenant d’une petite sieste, docteur ? Dans le Midi, c’est presque une institution officielle, surtout après la bouillabaisse de Titin et le vieil armagnac qu’il va nous servir. Sans doute avez-vous voyagé une partie de la nuit dernière ? Quant à la nuit prochaine (clin d’œil), il est probable (nouveau clin d’œil) que vous n’aurez pas l’intention de dormir beaucoup… Vous devriez aller préparer une chambre, Héloïse…
— Elle est déjà prête ! dit celle-ci, qui ne tenait pas du tout à rater l’armagnac.
Et le Petit Docteur, tout somnolent qu’il était, eut l’impression que M. Marbe était contrarié. Peut-être aurait-il voulu lui parler de sa sœur en l’absence de celle-ci ?
Dix minutes plus tard, Jean Dollent prenait possession d’une chambre où l’on s’était contenté d’empiler dans les coins les objets de toutes sortes qui, auparavant, devaient encombrer le lit. Les persiennes, frappées en plein par le soleil, étaient closes, mais, entre les lattes, le Petit Docteur put voir son hôte qui s’installait lui aussi pour la sieste, sous le gros figuier du jardin.
M. Marbe portait maintenant un complet de tussor blanc dont la veste à un seul rang de boutons était fermée jusqu’au col, sans doute un ancien uniforme d’administrateur colonial.
M. Marbe la déboutonnait, entourait son casque d’un mouchoir, s’étendait dans son transatlantique, cependant que des mouches commençaient à tourner autour de sa tête.
Dollent avait à peine eu le temps de retirer son veston et ses chaussures qu’on frappait à la porte et qu’Héloïse entrait, un doigt sur les lèvres.
— Chut !… Il dort… Je voulais vous parler quelques minutes en dehors de lui… Qu’est-ce que vous en pensez, docteur ?
— Que voulez-vous dire ?
Elle eut un mouvement du doigt vers son front, ce qui, dans tous les pays du monde, fait allusion à la folie plus ou moins caractérisée de quelqu’un.
— Vous ne croyez pas ? Vous qui êtes médecin…
— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ?
— Vous savez, comme la plupart des coloniaux, mon frère a toujours été assez original… Même que, quand il est revenu définitivement en France, j’ai hésité, quoique veuve, à me mettre comme qui dirait en ménage avec lui… Encore, pendant les deux premières années, il était assez tranquille et il passait son temps, dans notre maison de Sancerre, à classer et à reclasser tout ce bric-à-brac qu’il a rapporté des quatre coins du monde… Je vous demande un peu si c’est raisonnable de s’encombrer de saletés pareilles, qu’on ne sait même pas si des lépreux ne les ont pas touchées…
Coup d’œil de Dollent, à travers les persiennes, à Marbe qui paraissait dormir.
— Tout à coup, il a parlé de venir vivre dans le Midi et d’y faire construire une villa… Je ne savais pas qu’il était riche… Je lui ai demandé :
« — Avec quel argent ?
« — Ne t’occupe pas de ça…
« — Tu as des économies ?
« — Je n’ai de comptes à rendre à personne…
« Et depuis lors, il faut bien le dire, ça va de mal en pis. Il est cachottier comme une vieille femme… Quand il voyage, je ne peux même pas savoir où il va… Quand il ouvre la boîte aux lettres, on dirait toujours qu’il a peur…
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