— Tu avais fait le plein ? demanda-t-elle à son mari.
— Moi ? Non…
— Pourtant…
Et voilà comment il fallut convenir que Jérôme Espardon n’avait pas menti, ni rêvé. Quelqu’un avait emprunté l’auto pendant la partie de bridge, l’avait conduite sur la route de Paris, avait été surpris de trouver le réservoir à peu près vide et s’était arrêté devant le garage d’Ecoin.
Il n’avait pu aller très loin, puisque le gendarme en faction à Pouilly ne l’avait pas vu. Et il était rentré à Nevers, où la voiture était à sa place un peu avant une heure du matin.
Or, une femme avait appelé au secours !
Il y avait un mois que le Petit Docteur enrageait.
— Il faudra bien qu’un jour ou l’autre j’aille faire un tour là-bas ! répétait-il presque chaque jour à Anna.
Ce n’est pas exagéré de dire que l’enquête avait été molle. D’abord, personne n’avait porté plainte. Ensuite, que savait-on ? Y avait-il meurtre ? Y avait-il vol ?
Enfin, qui cela regardait-il ? La police de Nevers ou la gendarmerie ? Et, si c’était la gendarmerie, de quel district, de quelle brigade s’agissait-il ?
Qui était cette femme qui avait attendu la dernière minute pour appeler au secours ? Pourquoi ne l’avait-elle pas fait plus tôt, alors que son compagnon, hors d’état de mettre l’auto en marche, puisqu’il était dehors, ne pouvait pas intervenir ?
Qui était cet homme corpulent ? Et l’autre, à l’intérieur, dont le garagiste n’avait aperçu qu’une vague silhouette ?
« Des chasseurs, exposait le journal, en parcourant le marais de Bois-Bezard, à dix kilomètres de Nevers, ont découvert dans les roseaux le cadavre d’un homme paraissant âgé d’une cinquantaine d’années et de forte corpulence.
« Le corps n’a pas encore été identifié. Les autorités sont sur les lieux. On se demande si cette affaire a quelque rapport avec la déposition du garagiste d’Ecoin, dont nos lecteurs doivent se souvenir.
« Cette énigmatique histoire pourrait réserver des surprises. »
Le Petit Docteur mettait tous les gaz, mais sa 5 CV, vieille de huit ans déjà, ne pouvait en faire plus qu’elle ne faisait et parfois une rafale de vent la secouait au point qu’on pouvait croire qu’elle allait être emportée dans le fossé.
En somme, il n’y avait pas de malade grave pour le moment. Pas d’accouchement en perspective non plus. La série était finie et Dollent en avait pour quelques jours à respirer. Quant aux petits malades, aux maux de gorge et aux furoncles, ils n’avaient qu’à attendre…
Une femme qui crie…
Un homme de forte corpulence…
— Je voudrais savoir si on a retrouvé le revolver ! fit-il soudain à voix haute, comme s’il eût été évident que l’homme avait été tué d’une balle.
— Hein ? Vous dites ?
— Docteur Dollent…
— Vous êtes ami ou parent de la victime ? Vous la connaissiez ? Vous êtes chargé d’une mission par le Parquet ? Dans un secteur de cinquante à cent kilomètres autour de Marsilly et de La Rochelle, la plupart des officiels le connaissaient et toléraient sa présence. Ici, il se trouvait en face d’un gendarme buté qui ne connaissait que la consigne.
— Personne ne doit pénétrer dans le marais de Bois-Bezard… Ou alors, il me faut un papier du procureur…
— Où est-il, le procureur ?
— Sur les lieux, à trois cents mètres d’ici…
— Comment voulez-vous que je lui demande un papier si vous ne me permettez pas…
— Cela m’est égal ! À part ces messieurs de la presse…
Au bord du chemin stationnaient plusieurs autos, et deux d’entre elles portaient le fanion de grands quotidiens de Paris. Une autre voiture arrivait, un camion presque, et l’homme qui en descendait était encombré d’appareils de prises de vues cinématographiques.
— Un coup de main ? proposa le Petit Docteur.
— Avec plaisir… Où est-ce ?
— Par ici…
Il saisit un des appareils. Il passa, avec son compagnon, qu’il ne connaissait pas, tandis que le gendarme fronçait les sourcils mais n’osait plus intervenir.
Toujours le vent. Les gros nuages qui couraient bas, presque à raser les arbres, aussi rapides que des avions. L’haleine froide et humide du marais, et quelque part un rang de peupliers que survolaient des corbeaux… Des messieurs, vêtus de sombre, allant et venant en essayant de ne pas trop se crotter de boue… On ne faisait pas attention à Jean Dollent. Les photographes opéraient, les journalistes s’affairaient, un policier prenait des mesures et enfin, dans les roseaux, un corps était étendu, qu’on avait recouvert d’une bâche.
— Elle va venir ?
— L’inspecteur Leroy est allé la prévenir avec les ménagements d’usage… Elle sera ici dans quelques instants…
— Vous êtes sûr qu’il n’y a pas d’erreur sur la personne ?
— Un homme comme lui, monsieur le procureur, ne passe pas inaperçu…
— Qu’est-ce qu’il faisait au juste dans la vie ?
Le Petit Docteur était près des deux personnages qui parlaient, et chacun devait croire qu’il était en compagnie de son interlocuteur, tant il restait là avec simplicité et assurance.
— Il y a quelques années, disait le commissaire en chef, qu’Isidore Borchain habite Nevers, où il a acheté un petit hôtel particulier, avenue de la République. Je me suis demandé un instant pourquoi il se fixait dans notre ville, alors qu’il est originaire du Nord, de Roubaix je pense, d’où est aussi sa femme. On m’a fait une réponse très satisfaisante. Borchain représente – pardon, représentait – en France, une des plus grandes maisons américaines de produits pour dentistes… Il voyageait lui-même car il s’agit, paraît-il, d’une partie assez délicate… Il a donc choisi une ville se trouvant à peu près au centre de la France, ce qui lui permettrait de revenir assez souvent chez lui…
Et le commissaire, qui achevait de bourrer une pipe, demanda au Petit Docteur qu’il ne connaissait pas :
— Vous avez du feu ?
Toujours le même principe ! La difficulté est de franchir le premier barrage. Ensuite, plus personne ne s’inquiète de vous. Les journalistes vous prennent pour un policier et les policiers vous prennent pour un journaliste ; ces messieurs du Parquet se disent que, si vous êtes là, c’est que vous avez le droit d’y être et on vous demande du feu ; c’est tout juste si on ne vous demande pas conseil !
Fort de cette constatation, le Petit Docteur paya de culot et, tout en tendant son allumette, questionna :
— On a retrouvé le revolver ?
— À côté de lui… À un mètre exactement… Un revolver à barillet de fort calibre…
Un mouvement… Une rumeur… Le bruit d’une auto… Puis la ruée des photographes et des journalistes jusqu’au bord du chemin…
— Je ne comprends pas… Je vous assure que ce n’est pas possible… s’écriait une femme.
Dollent devina que c’était Mme Borchain et il eut tout le loisir de la détailler tandis qu’elle luttait mollement contre la curiosité des professionnels qui l’entouraient.
Comment aurait-elle pu faire quelque chose autrement que mollement ? Jamais peut-être il n’avait vu une femme aussi femme qu’elle, au point qu’elle en était un peu surannée. Elle évoquait les boudoirs tendus de soie passée, les bergères à fleurs, les métiers à tapisserie et toute une féminité parfumée et douillette qu’il est rare de rencontrer aujourd’hui.
La trentaine ? Probablement. Un joli visage aux lignes un peu floues, à la peau très pâle, cette peau « de lis et de roses » qu’on vantait tant autrefois. De très petits pieds, finement chaussés. Une robe de soie noire sous son manteau de fourrure, qu’elle tenait serré autour d’elle.
Читать дальше