À la rigueur, les candidats à la mort, dans les trois ou quatre villages où le Petit Docteur dispensait sa science médicale, n’auraient pas trop empêché celui-ci de dormir. Ceux qui le faisaient relever à des deux heures du matin et passer debout le reste de la nuit, c’étaient les candidats à la vie. Ne venait-il pas, pendant le seul mois d’octobre, de présider à vingt-trois naissances ?
Ce jour-là encore, il se préparait à se coucher alors que les autres se levaient, puisque à sept heures du matin il cassait rapidement la croûte avant de se plonger pour trois ou quatre heures dans la paix tiède de ses draps. Dans ces cas-là, il mangeait volontiers à la cuisine, en bavardant avec Anna. Mais la bonne, qui venait de recevoir le journal tout frais, avait hâte de le parcourir.
À certain moment, il vit qu’elle avait envie de parler et qu’elle se mordait la langue. Malgré la fatigue qui alourdissait les paupières du docteur, il comprit tout de suite ce qui se passait.
Depuis trois semaines, en effet, qu’il avait lu la déposition du garagiste d’Ecoin, il lui arrivait de grogner pendant les repas, avec l’air de ne s’adresser à personne :
— Vous verrez que ces imbéciles-là ne trouveront rien !
Anna savait ce que cela signifiait. Il avait une envie folle d’aller là-bas exercer ses talents de déchiffreur d’énigmes. Mais là-bas, c’était près de Nevers, à quelque deux cents kilomètres de Marsilly, et le Petit Docteur ne pouvait se permettre d’être sans cesse par monts et par vaux.
— On a retrouvé le corps, Anna ? Questionna-t-il en retirant la peau d’un confortable morceau de saucisson.
Elle répondit par un petit signe de tête.
— C’est une femme de quel âge ?
Alors Anna de triompher :
— D’abord, monsieur, ce n’est pas une femme ! Vous voyez que vous n’êtes pas si fort que vous vous le figurez. C’est un homme, et même un homme qui se pose un peu là, puisqu’il mesure un mètre quatre-vingt-cinq et qu’il pèse plus de cent kilos… Je suppose que Monsieur n’ira pas se coucher, mais qu’il va partir tout de suite ?
Elle disait cela avec ironie, comme pour le défier, mais le plus sérieusement du monde il laissa tomber, la bouche pleine :
— C’est exact, Anna… Préparez ma valise avec du linge de rechange… Par ce temps-là, mettez-y aussi une bonne paire de chaussures…
Une demi-heure plus tard, sa minuscule voiture, qui depuis qu’elle était voiture avait toujours eu des ratés, s’élançait sur la route, que balayait un froid vent d’automne.
Il y avait un mois à peu près, le 2 octobre, Jérôme Espardon, garagiste au hameau d’Ecoin, à cinq kilomètres de Nevers, sur la grand-route de Paris, s’était présenté dès cinq heures du matin à la gendarmerie la plus proche et avait fait la déclaration suivante, que tous les journaux avaient reproduite et qui devait donner du fil à retordre à des tas de gens :
— Hier soir, 1 eroctobre, j’ai veillé plus tard que d’habitude, parce que je n’avais pas terminé mes comptes de fin de mois. Je me trouvais à onze heures dans le petit bureau vitré qui est au fond du garage. Le volet mécanique était baissé, la lampe de la pompe à essence éteinte ; cependant, un peu de lumière devait filtrer sous le volet.
« Soudain, j’ai entendu une voiture qui s’arrêtait, et des coups ont été frappés à la porte. D’habitude, j’évite autant que possible de servir des clients la nuit, car quelques-uns de mes confrères ont été attaqués de la sorte par des malandrins.
« Étant encore tout habillé, j’ai néanmoins ouvert la petite porte dans le volet. Il faisait très noir, car il n’y avait pas de lune et il avait plu un peu plus tôt.
« Un homme de forte corpulence, dont je ne distinguais pas les traits, m’a demandé de lui servir trente litres d’essence. Les phares de la voiture étaient en veilleuse, ce qui m’empêcha de faire les constatations que j’aurais faites autrement.
« J’ai manœuvré la pompe. J’avais le numéro de l’auto sous les yeux et, si je ne fis pas attention aux lettres, je retins machinalement les chiffres : 87.75.
« Par la glace arrière, je remarquai aussi qu’il y avait deux personnes sur la banquette arrière, un homme et une femme.
« Mon client me remit cent francs, sur lesquels je lui redevais deux francs vingt-cinq, mais il dit :
« — C’est bien comme ça…
« C’est au moment où il reprenait sa place et où il mettait le moteur en marche que la vitre arrière se baissa. J’entrevis une main, une main de femme. Une voix cria :
« — Au secours !… À moi !…
« C’était aussi une voix de femme, mais elle se perdit aussitôt dans le vacarme de l’auto qui démarrait et qui s’éloignait à toute vitesse dans la direction de Paris.
« Faute d’être relié la nuit, je n’ai pu téléphoner à la gendarmerie. D’autre part, j’étais seul au garage, ma femme étant encore en vacances dans sa famille, en Savoie.
« Enfin, je n’ai pas attaché trop d’importance à cet incident, pensant que c’était sans doute une plaisanterie.
Il faut ajouter que la gendarmerie, sur le moment, ne prit pas davantage la chose au tragique. On se contenta de téléphoner au District pour savoir si, cette nuit-là, il y avait eu dans la région quelque événement anormal.
On ne signalait aucun accident, aucune alerte. En outre, à cause d’un vol de lapins, un gendarme était en faction sur la route, toute la nuit, à l’entrée de la petite ville de Pouilly, à vingt kilomètres de là. Il avait machinalement noté le numéro de toutes les voitures qui passaient. Il n’avait pas vu de plaque d’immatriculation se terminant par 87.75.
Donc, l’auto que signalait le garagiste n’était pas allée bien loin.
Mieux, on l’avait retrouvée, et le marchand d’essence avait passé un vilain quart d’heure. Comme il prenait volontiers l’apéritif, les autorités n’avaient pas hésité à l’accuser d’être ivre ce soir-là et de s’être moqué d’elles.
Une seule voiture, en effet, répondait au signalement donné : celle de l’avocat Humbert, de Nevers.
Et voici ce que l’avocat Humbert, qui était plus qu’honorablement connu, fils de magistrat par surcroît, déclarait sous la foi du serment :
— Le vendredi 1 eroctobre, comme tous les vendredis, nous avons pris l’auto avec ma femme pour aller dîner chez nos amis Lajarrigue, place Gambetta. Nous devions, ainsi que chaque semaine, y retrouver les Dormois et les Vercel, et faire ensuite une partie de bridge jusqu’à minuit.
« Il en a été comme prévu. Il pleuvait quand nous sommes arrivés place Gambetta. J’ai arrêté ma voiture derrière celle des Dormois, qui étaient arrivés avant nous. Quant aux Vercel, qui habitent quatre maisons plus loin, ils étaient naturellement venus à pied.
« La partie de bridge, une fois de plus, s’est prolongée, et c’est seulement un peu avant une heure du matin que nous nous sommes séparés. Les autos étaient toujours à la porte. Nous sommes rentrés nous coucher, ma femme et moi. Nous n’avons rien remarqué d’anormal.
Et pourtant, le pauvre garagiste, en qui personne ne voulait plus croire, maintenait ses affirmations.
— J’ai mis trente litres d’essence dans cette voiture le vendredi 1 eroctobre à onze heures du soir…
Il avait raison. On l’apprit le surlendemain seulement, grâce à Mme Humbert. Elle se servait souvent de l’auto l’après-midi. Elle se souvint que, le 1 eroctobre, elle s’était promis de faire le plein d’essence. Le surlendemain, alors que la voiture n’avait pas servi le samedi, elle remarqua qu’il y en avait une notable quantité dans le réservoir.
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