Il va de soi que ces pragmatèmes, appartenant majoritairement au registre oral, mais pas exclusivement, ne sont pas indistinctement destinés à l’AP-LE. D’une part, il convient de déterminer les phrasèmes communicatifs nécessaires en fonction des activités ou situations communicatives à réaliser, d’autre part, ces dernières sont à décrire sur la base d’études de corpus ciblés afin d’en saisir toutes les conditions d’utilisation. Il s’avère en effet que les dialogues des manuels sont encore trop souvent fondés sur les intuitions des auteurs, et non pas sur une étude de corpus de conversations en contexte naturel (cf. p. ex. Schmale 2004) ce qui permettrait le développement de situations correspondant à la réalité communicative.
Un dialogue du manuel Atelier A1 (Cocton et al. 2019) et quelques pragmatèmes permettant la réalisation de la fonction saluer quelqu’un doivent suffire pour démontrer que les formules de routine ont leur place dès les premières étapes de l’apprentissage. Au sein de l’unité « S’exprimer poliment », les auteurs présentent, sous forme audio, le mini-dialogue suivant, que nous avons transcrit, qui comprend les formules bonjour, excusez-moi, s’il vous plaît, voilà, merci, je vous en prie, et qui est presqu’intégralement composé d’EP : 25
Au Café (C = cliente; S = serveur)
C Un café
S Bonjour
C Euh, excusez-moi, un café s’il vous plaît
S Et voilà !
C Merci
S Je vous en prie
(Cocton et al. 2019, 26)
Ou encore dans l’unité « Souhaiter quelque chose à quelqu’un » (id., 40) où les pragmatèmes Bonne journée/soirée/nuit ; Bonne chance/courage ; Bonne année/santé/fête ; Bon voyage/vacances ; Joyeux anniversaire/Noël ; Bon appétit sont introduits.
Étant donné le fait que ces formules ne peuvent en aucun cas être remplacées par des structures non phraséologiques, construites librement selon un « open choice principle », elles se situent au cœur de l’apprentissage d’une LE dès le début.
5.2 Les collocations
Le constat dressé pour les formules de routine vaut également pour les collocations, les combinaisons lexicales usuelles et conventionnalisées, indispensables pour s’exprimer adéquatement dans une langue. 26
Une collocation est un phrasème lexical semi-contraint : une de ses composantes est sélectionnée par le locuteur librement, juste pour son sens ; c’est l’autre qui doit être choisi en fonction du sens à exprimer et de la première composante. La première composante s’appelle la base de la collocation […], et l’autre est le collocatif […] (Mel‘čuk 2013, 7).
Tout comme Burger (2010), Mel‘čuk (2013, 7) 27considère les collocations, dont le nombre est d’après lui « astronomique […] : quelques millions » (id., 9), comme phrasèmes lexicalement compositionnels dont la base est en règle générale un groupe nominal et le collocatif un verbe, moins souvent un adjectif (gravement malade) ou un autre substantif (salve d’applaudissements). Cependant, Hausmann (1997, titre), qui postule que « [T]out est idiomatique dans les langues » pour l’AP-LE, différencie décodage, a priori transparent pour le non-natif, et encodage d’une collocation 28qui ne l’est pas du fait que le collocatif relève d’un choix arbitraire le plus souvent différent de la langue maternelle de l’apprenant. Si un apprenant sélectionne donc le verbe de la collocation de la langue cible en traduisant celui de sa propre langue, il est souvent induit en erreur. 29S’il est (très) rare que le français, l’allemand et l’anglais disposent du verbe correspondant dans l’autre langue, il existe cependant des exceptions p. ex. avoir l’impression/den Eindruck haben/have the impression ou encore perdre (le) contrôle/die Kontrolle verlieren/lose control. Plus fréquemment, les trois langues recourent à trois verbes différents ou encore deux des langues emploient un verbe similaire, la troisième un lexème autre (cf. tableau 1). 30
Françaises |
Allemandes |
Anglaises |
Trois verbes différents |
se laver les dents |
sich die Zähne putzen |
brush one’s teeth |
prendre une décision |
eine Entscheidung treffen |
make a decision |
prendre contact |
sich in Verbindung setzen |
get in touch |
toucher à sa fin |
zu Ende gehen |
come to an end |
taper sur les nerfs |
auf die Nerven gehen |
get on one’s nerves |
donner l’alerte |
Alarm schlagen |
raise the alarm |
suivre les conseils de quelqu’un |
einen Rat befolgen |
take someone’s advice |
Verbe similaire dans deux langues, différent dans la 3e |
faire sa valise |
die Koffer packen |
pack one’s bags/suitcases |
prendre un risque |
ein Risiko eingehen |
take a risk |
mettre en danger |
in Gefahr bringen |
put into danger |
avoir une conversation |
ein Gespräch führen |
have a conversation |
faire des efforts |
sich Mühe geben |
make an effort |
mettre / jeter en prison |
ins Gefängnis werfen |
put into prison |
ouvrir grand la porte |
die Tür weit öffnen |
throw the door wide open |
serrer la main |
die Hand schütteln |
to shake hands |
Tab. 1 :Collocations divergentes en français, allemand, anglais
Il n’est par conséquent guère surprenant que les apprenants rencontrent, même à un niveau universitaire après quelque dix années d’apprentissage d’une LE, des difficultés pour ce qui est du choix du bon verbe dans leurs productions langagières en LE. De toute évidence, ils n’ont pas appris la combinaison d’un GN avec un verbe spécifique en tant que choix conventionnalisé, quasi fixe, et font l’erreur de choisir un verbe correspondant à celui de leur langue maternelle.
Lüger (2019, 70) préconise de ce fait une introduction des collocations au premier stade de l’apprentissage de LE, une décision totalement logique car une collocation doit s’apprendre en tant que EP polylexicale plus ou moins figée devant être mémorisée d’emblée. Une traduction du verbe de la langue maternelle dans une collocation de la LE s’explique probablement par un non-respect de ce principe qui induit l’apprenant à un recours injustifié à sa propre langue.
Bénigno et al. (2015) considèrent que l’enseignement des LE attache insuffisamment d’importance à l’apprentissage des collocations faisant pourtant partie du « noyau lexical ».
L’apprentissage des collocations fait partie des acquisitions langagières défaillantes des programmes à tous les niveaux d’enseignement et d’apprentissage du FLE, qu’ils soient imposés ou non. En effet, absentes des manuels, des dictionnaires, des grammaires au niveau débutant, intermédiaire, voire avancé, les collocations sont une partie non négligeable du langage quotidien employé ; elles font partie du noyau lexical, c’est-à-dire du vocabulaire fondamental dont chaque locuteur dispose pour ses actes communicatifs, élémentaires et quotidiens (id., 83).
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