Legallois & Gréa (2006, 5) vont même jusqu’à stipuler un « tournant phraséologique de la linguistique » qui culmine actuellement en une étude tous azimuts de structures lexicogrammaticales par la construction grammar (CxG).
Plus récemment, on observe un « tournant empirique » des recherches en phraséologie et, dans une acception élargie, des expressions préformées (= EP), qui se fondent sur des corpus de manifestations langagières en contexte naturel. Les recherches examinent, d’une part, d’un point de vue quantitatif, la fréquence d’utilisation des EP, et d’autre part, dans une perspective qualitative, les EP dans leurs environnements séquentiels afin d’élucider leurs fonctions communicatives ou conversationnelles.
Les travaux d’analyse menés dans une perspective quantitative, recensant un nombre d’expressions préfabriquées bien plus élevé qu’un locuteur convaincu de s’exprimer avec créativité voudrait bien admettre, constatent en effet un taux d’emploi élevé d’expressions préformées. Wray & Perkins (2000) constatent qu’une proportion allant jusqu’à 70 % de la production langagière d’un adulte peut être « formulaic » (Wray & Perkins 2000, 1-2), Erman & Warren (2000) trouvent 58 % d’expressions préformées dans la production orale et 52 % dans la production écrite dans leur corpus anglais, van Lancker-Sidtis & Rallon (2004) ont calculé que 25 % des « phrases » du scénario du film Some like it hot sont composées de « speech formulas, idioms, proverbs and other formulaic expressions ». Indépendamment d’une vérification indispensable des critères définitoires de la préformation au sein des études évoquées, insuffisamment différenciés et transparents d’après Donalies (2009, 29), le principe d’une présence significative d’EP dans le discours écrit et oral peut être considéré comme acquis. Toutefois, cette certitude ne dispense en aucune façon le chercheur d’une analyse fondée sur des corpus suffisamment larges en se basant sur des catégories distinctives d’EP dans l’objectif d’élucider les formes préfabriquées qui sont effectivement employées et de décrire leurs fonctions en contexte « naturally occurring ».
Charles Bally avait souligné dès 1909 l’impératif de l’apprentissage des « groupements phraséologiques » par le locuteur non-natif (= LNN) en quête d’un maniement compétent d’une langue :
L’étude des séries, et en général de tous les groupements phraséologiques, est très importante pour l’intelligence d’une langue étrangère. Inversement, l’emploi de séries incorrectes est un indice auquel on reconnaît qu’un étranger est peu avancé dans le maniement de la langue […] (Bally 1909, 73). 4
Notamment sous l’impulsion de Kühn (1987) pour l’allemand, de Galisson (1984) pour le français et de Widdowson (1989) pour l’anglais, la didactique des langues étrangères s’est réveillée de sa « douce torpeur » 5depuis. 6Widdowson (1989) souligne que
[…] communicative competence is not a matter of knowing rules for the composition of sentences and being able to employ such rules to assemble expressions from scratch as and when occasion requires. It is much more a matter of knowing a stock of partially pre-assembled patterns, formulaic frameworks, and a kit of rules, so to speak, and being able to apply the rules to make whatever adjustments are necessary according to contextual demands (id., 135).
La recherche actuelle en didactique des langues, maternelles comme étrangères, constate unanimement que la maîtrise des expressions figées, phraséologiques, toutes faites ou, dans notre acception plus large, préformées, constitue un élément fondamental de la compétence communicative. Les avis sont cependant partagés ou encore insuffisamment différenciés, sans que cela justifierait de mettre face-à-face, de manière quelque peu caricaturale, « phraséophiles » et « phraséophobes » (Gonzalez Rey 2010, 3), pour ce qui est de ce qu’un apprenant doit apprendre ou, de préférence, acquérir, 7en tenant compte de tous les paramètres afférents à la didactisation des EP.
Aussi le présent article portera sur les aspects clés qui devraient se situer au cœur de toute considération phraséodidactique. Il s’agira dans un premier temps de délimiter précisément les catégories d’EP qui sous-tendront toute réflexion didactique ultérieure (section 2). Il s’ensuivra une présentation de la compétence phraséologique préconisée par la phraséodidactique (section 3). À la suite d’une esquisse de collections de phrasèmes pour l’apprentissage des LE (section 4), les EP indispensables à la constitution d’une compétence phraséologique en LE seront présentées sur la base de considérations (phraséo)didactiques (section 5). Les types d’EP réservés à la compétence passive de l’AP-LE seront introduits en section 6. En guise de conclusion, des propositions relatives aux supports et aux méthodes adéquats à l’apprentissage institutionnel des EP seront esquissées (section 7).
2. Vers une classification des expressions préformées
2.1 La tradition des recherches phraséologiques
Nous fondons nos réflexions didactiques à propos de l’apprentissage-acquisition des EP sur la classification mixte de Burger (2010) qui intègre aussi bien les paramètres syntaxiques que sémantiques et pragmatiques (cf. 52), permettant de définir des catégories phraséologiques élémentaires (« Basisklassen ») et spécifiques (« Spezialklassen »). Il sera ponctuellement fait référence à la Typologie universelle des phrasèmes de Mel’čuk (2011), là où ses classes de phrasèmes, définies de manière a priori sémantique, concordent avec celles de Burger. Toutefois, étant donné que la classification de Burger, très largement répandue à travers l’Europe, semble avoir fait ses preuves et nous est familière, elle constituera le point de départ de nos réflexions. Burger différencie trois types d’expressions phraséologiques ou de phrasèmes selon les termes qu’il emploie :
Les phrasèmes référentiels, au centre du dispositif de Burger, désignent des objets, des procès ou des états de choses. On différencie les phrasèmes nominatifs, qui ont une valeur de syntagme ou de partie d’énoncé, des phrasèmes propositionnels possédant une valeur d’énoncé. Il existe trois classes de phrasèmes nominatifs : les expressions idiomatiques ou idiotismes dont le sens est sémantiquement non compositionnel voire opaque (passer l’arme à gauche, kick the bucket, den Löffel abgeben) ; 8les expressions partiellement idiomatiques avec une partie sémantiquement compositionnelle, l’autre non, p. ex. les phrasèmes comparatifs – fumer comme un pompier, smoke like a chimney, rauchen wie ein Schlot – où le verbe revêt son sens dictionnairique, la compréhension de l’élément de comparaison, qui sert de graduatif, relevant du savoir commun ou encyclopédique, et finalement les collocations dont le sens global représente la somme de la signification des unités lexicales les constituant (se laver les dents, brush one’s teeth, sich die Zähne putzen). 9Les phrasèmes propositionnels à valeurs d’énoncé comprennent trois classes : les proverbes sémantiquement non compositionnels (Tout ce qui brille n’est pas or. – All that glitters is not gold. – Es ist nicht alles Gold, was glänzt.), les lieux communs à sens compositionnel (Tout est bien qui finit bien ; All’s well that ends well ; Ende gut, alles gut) ainsi que les « phrases fixes » caractérisées par la présence d’un élément déictique exophorique (Ça c’est le comble/la meilleure ; That’s the last straw/That takes the biscuit ; Das schlägt dem Fass den Boden aus).
Les phrasèmes communicatifs, aussi intitulés formules de routine, idiomes pragmatiques ou pragmatèmes (Mel’čuk 2013), servent à réaliser des actes de langage dans de très nombreux domaines : en tant que salutations (au revoir, bye bye, auf Wiedersehen), excuses (pardon, I’m sorry, tut mir leid), remercie-ment (grand merci, thanks a lot, danke schön) ou félicitations (toutes mes félicitations, congratulations, herzlichen Glückwunsch), etc. 10
Читать дальше