Affiche pour le scrutin sur le Statut horloger de la Société pour le développement de l’économie suisse, 1961.
La construction économique et politique de l’État suisse est concomitante à la construction de l’identité au niveau idéologique : les Suisses se considèrent comme un peuple de paysans simples et travailleurs, mais un peuple « élu ». Au XV esiècle déjà, dans le « Livre blanc de Sarnen », l’histoire de Guillaume Tell et de la fondation de la Confédération suisse est présentée comme l’allégorie de l’épisode biblique de David contre Goliath. Les Suisses se considèrent comme des paysans pauvres, mais pieux et nobles qui se rebellent contre les seigneurs féodaux européens, tel le berger David contre le géant Goliath. Le modeste fermier sert directement le Seigneur Dieu, il est son homme de main. Parallèlement au déploiement de l’industrialisation et de la finance en Suisse comme nulle part ailleurs en Europe, la Suisse forge son identité nationale de pays de simples paysans et bergers. Cette autodéfinition, la Suisse l’affiche durant la Seconde Guerre mondiale, dans le contexte de la défense spirituelle, sous la devise « Schweizerart ist Bauernart » (Par nature, le Suisse est un paysan). Elle façonne aussi sa politique européenne dans la seconde moitié du XX esiècle. Lorsqu’il écrit à son mentor Wilhelm Röpke, professeur d’économie enseignant à Genève, Gerhard Winterberger, directeur de l’Union suisse du commerce et de l’industrie (Vorort), signe « Ihr Hirtenknabe » (votre jeune berger), s’attribuant ainsi sans détour le rôle de David. Les écrits de Winterberger assignent par ailleurs le rôle de Goliath aux grandes puissances européennes environnantes et à la CEE en cours de formation : en 1960, il précise ainsi qu’une adhésion à la CEE « porterait un coup mortel à la Suisse et anéantirait notre mode de vie politique ». Selon lui, l’« habitus spirituel des paysans de montagne » a contribué au succès de la Suisse à travers les siècles, tandis que la noblesse européenne méprise les Suisses, ces rustres, tout en enviant la liberté des paysans de montagne helvétiques. Dans son drame « Guillaume Tell », Friedrich Schiller exprime cette jalousie de l’aristocratie européenne à l’encontre des Suisses libres au travers de son personnage, la Stauffacher , qui interpelle ainsi son mari :
Tu excites son envie parce que tu as le bonheur de vivre en homme libre sur ton propre héritage, tandis que lui n’en a aucun.
Tu tiens ta maison en fief de l’empereur et de l’Empire, tu peux la montrer aussi fièrement qu’un prince d’Empire montre ses terres ;
tu ne reconnais au-dessus de toi d’autre seigneur que le premier de la chrétienté.
Jusqu’à ce jour, cette image du simple paysan, berger ou bûcheron préférant vivre dans la pauvreté et travailler dur plutôt que de s’agenouiller devant des baillis étrangers façonne la politique économique de la Suisse. Évoquer l’insoumission des Confédérés, hommes simples mais libres, est particulièrement important à l’époque de l’absolutisme et des troubles politiques, lorsque les marchands suisses ne respectent pas les normes protectrices mercantilistes des grandes puissances et qu’exportation est quasiment synonyme de contrebande. Sous l’Ancien Régime, les commerçants suisses font de la contrebande d’indiennes (toiles de coton imprimées en couleur), de montres et de tabac, mais aussi de livres interdits ou censurés en Europe. L’économie et la vision du monde, l’échange de biens ou d’idées, sont indissociables. Avec la Révolution française de 1789, qui tranche littéralement la gorge à l’ère de l’absolutisme, l’exportation de biens et d’idées depuis la Suisse devient très difficile et dangereuse pendant près de deux décennies et, en dépit de la contrebande pratiquée par les commerçants suisses à leurs risques et périls, de nombreuses régions de Suisse se retrouvent appauvries au début du XIX esiècle. Le blocus économique de Napoléon est plus destructeur que ses dévastations militaires.
La Révolution française se traduit non seulement par un afflux de milliers de réfugiés en quelques années – comme chaque révolution européenne – mais aussi par l’émergence d’idées nouvelles. Soutenues par les politiciens suisses, elles sont mises en œuvre en certains endroits de plein gré, à d’autres sous la contrainte, après l’invasion des troupes françaises. En avril 1798, la République helvétique remplace l’ancienne Confédération. La nouvelle constitution instaure l’égalité politique entre tous les cantons fédéraux et accorde le droit de suffrage aux hommes dès 20 ans – à l’exception des juifs. L’époque dite de l’Helvétique, période de transition entre 1798 et l’acte de Médiation de Napoléon en 1803, met abruptement fin aux multiples dépendances politiques régionales établies au cours des siècles ainsi qu’aux juridictions disparates. La République helvétique manque se désintégrer durant la guerre civile. Selon de toutes récentes affirmations d’historiens, l’affirmation de la Suisse comme entité étatique au sein de l’Europe doit beaucoup à la Médiation de Napoléon en 1803. Ce dernier supprime surtout la centralisation des pouvoirs de la constitution helvétique et affirme à la place une organisation fédérale s’appuyant sur la souveraineté des cantons. Ironie de l’histoire, le fédéralisme, caractéristique distinctive de l’État suisse, a donc été décidé par l’un des dictateurs les plus sanguinaires dans la genèse de l’Europe.
Subsidiarité, souveraineté, autodétermination
Subsidiarité est le terme juridique désignant le principe de l’autonomie au niveau le plus bas possible. À l’époque moderne, la théorie de la subsidiarité est d’abord formulée par le pape Pie XI, en 1931, dans la doctrine sociale catholique. Dans ce contexte, elle se veut un code de conduite éthique, qui incite les individus à assumer la responsabilité de leurs actes. Elle est ensuite développée par des économistes libéraux comme Friedrich August von Hayek qui soulignent le droit de l’individu à la liberté ainsi que l’importance de cette théorie pour la performance économique et la préservation du marché en tant que processus de découverte. Le principe de subsidiarité est au cœur du concept réglementaire de l’économie sociale de marché tel qu’appliqué en Allemagne après la Seconde Guerre mondiale. Il est inscrit à l’article 5 du traité de Maastricht sur l’Union européenne de 1992 et à l’article 5a de la nouvelle Constitution fédérale de 1999. L’article 5 est donc commun à la Constitution fédérale de la Confédération suisse et au traité sur l’Union européenne. La souveraineté, ou plus communément l’autodétermination, désigne l’autodétermination juridique exclusive.
Directoire commercial de Saint-Gall-Appenzell
La chambre de commerce de loin la plus ancienne de Suisse est la Chambre de commerce et d’industrie de Saint-Gall-Appenzell. À la fin du Moyen-Âge, des marchands saint-gallois se réunissent au sein de la société du Notenstein pour organiser leur commerce de toile de lin à l’échelle européenne. L’un des premiers registres des membres date du 15 août 1466. La famille de commerçants Zyli, membre de la société du Notenstein dès le début, se lance dans l’activité bancaire au XVIII esiècle. Le siège de l’entreprise se trouve dans la « Haus zum Notenstein », près de la porte Brühl, en bordure des vieux quartiers de Saint-Gall. Dans les années 1630, la société moyenâgeuse du Notenstein est dépassée avec ses quelques familles membres. Les entrepreneurs de la ville se constituent alors en assemblée générale et, quelques années plus tard, c’est la naissance de la corporation commerciale de Saint-Gall, dirigée par un directoire. Le Directoire commercial de Saint-Gall - ainsi dénommé à partir de ce moment-là et jusque dans les années 1990 - assume localement des tâches de politique financière et de marché et défend les intérêts des négociants saint-gallois à l’encontre des cantons fédéraux et des pays étrangers. Les commerçants de Saint-Gall sont confrontés à la concurrence venant d’Appenzell. Au XVIII esiècle, la famille Zellweger, réformée, façonne le commerce de toiles de lin, puis du coton brut et de tissus de coton. Cette famille dirige des entreprises textiles prospères et installe des filiales à Lyon, Gênes et Barcelone. Pendant le Blocus continental napoléonien au début du XIX esiècle, les commerçants suisses en général et ceux de Saint-Gall et d’Appenzell en particulier bataillent pour préserver le libreéchange. Président du Directoire de 1863 à 1886, le commerçant saint-gallois Carl Emil Viktor von Gonzenbach joue un rôle majeur lors de la création de l’Union suisse du commerce et de l’industrie. Comme cette corporation commerciale n’accepte que des citoyens de la ville de St-Gall, une chambre de commerce et de l’industrie se crée au niveau cantonal en 1875 ; à l’instar du Directoire commercial, elle devient également membre de l’USCI en 1887. Au XX esiècle, Ueli Forster, entrepreneur textile de Saint-Gall, est membre du Directoire commercial et, après la fusion de celui-ci avec la Chambre de commerce et d’industrie cantonale en la Chambre de commerce et d’industrie de Saint-Gall-Appenzell en 1991, il en devient le premier président. En 2001, Forster reprend la présidence d’Economiesuisse, nouvellement créée.
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