Bâle, février 2021
Andrea Franc
L’« accord de libreéchange » de Marignan
Économie extérieure, esprit d’entreprise et corporations bourgeoises
Interrogée au début du XXI esiècle sur les atouts de la Suisse dans la mondialisation, Victoria Curzon-Price, professeure d’économie à Genève et présidente de la Société du Mont-Pèlerin, remonte loin en arrière, jusqu’à l’« immédiateté impériale » des cantons primitifs d’Uri, de Schwyz et d’Unterwald. Elle estime que la Suisse doit sa prospérité à son traditionnel esprit d’ouverture au monde et à la préservation de la liberté de commerce. Une liberté acquise de haute lutte par les trois cantons de la Suisse primitive dès le XIII esiècle, lorsque le Saint Empire leur accorde l’« immédiateté impériale », c’est-à-dire le droit de dépendre directement de la justice de l’empereur et non d’un bailli étranger. Comment se fait-il qu’une économiste du XXI esiècle évoque l’« immédiateté impériale » au Moyen-Âge pour expliquer le rôle de la Suisse dans la mondialisation ? Les économistes savent bien qu’un pays a besoin de « bonnes » institutions pour accéder à la prospérité et la maintenir. Dans le best-seller « Why nations fail » (2012), Daron Acemoglu et James A. Robinson citent de nombreux exemples du monde entier s’inscrivant sur plusieurs siècles pour appuyer la thèse selon laquelle de « bonnes » institutions ont apporté la paix et la prospérité aux pays et de « mauvaises » institutions les ont conduits à la ruine. Selon Victoria Curzon-Price, la Suisse dispose d’excellentes institutions – constituées au Moyen-Âge – pour faire face à la mondialisation. De structure traditionnelle, elles s’appuient sur la conception originelle de la liberté sous forme d’autonomie au niveau local, c’est-à-dire le plus bas possible.
Ce n’est pas un hasard si le mythe du Grütli – en dépit des historiens suisses s’efforçant déjà très tôt de le dissocier de la recherche historique sur le Moyen-Âge – est devenu une référence dans les écrits du libéralisme et du néolibéralisme. Moins du fait de penseurs libéraux suisses que d’intellectuels en exil qui se créent une nouvelle patrie au gré de leurs voyages et de leurs vacances en Suisse et s’approprient aussi un nouveau passé au travers de l’histoire helvétique. L’on sait ainsi que les économistes exilés des États-Unis participent aux réunions après-guerre de la néolibérale Société du Mont-Pèlerin à Seelisberg, dans le canton d’Uri, d’où ils suivent le sentier jusqu’au Grütli. Cette prairie mythique et la légende du serment qui y a été prêté offrent un canevas irrésistible sur lequel broder l’idée de liberté : ni palais royal ni bâtiment gouvernemental, mais une prairie (vide) pour symboliser la conception libérale de l’État. La prairie du Grütli est accessible à tous, en tout temps et prend alors vie. Les critiques libéraux de l’idée d’un État central stylisent le Grütli comme pendant du château de Versailles, du Reichstag, du Kremlin ou de la Cité interdite. Par ailleurs, le Grütli n’est qu’un lieu de rassemblement occasionnel – et symbolise, pour les libéraux, le concept de la démocratie directe ainsi que du fédéralisme.
Découvrant l’histoire helvétique et ses mythes à la fin du XVIII esiècle, les penseurs européens idéalisent la Suisse comme berceau de la liberté. Même Karl Marx se joint aux chants de louange vantant les Suisses comme « gardiens de la liberté depuis près de six siècles ». Sans aucun fondement justifié, la prairie du Grütli devient le lieu mythique du libéralisme, et du néolibéralisme au XX esiècle. Poètes et penseurs se rendent au lac des Quatre-Cantons, dont Germaine de Staël et Lord Byron. Pendant ce temps, en Allemagne, Friedrich Schiller écrit la pièce « Guillaume Tell » (1804) et y fournit en quelque sorte le scénario des futures révolutions républicaines de l’Europe du XIX esiècle. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le drame « Tell » de Schiller est joué sans interruption au Schauspielhaus de Zurich. En Allemagne, Hitler interdit la pièce en 1941. Voici les paroles souvent citées du serment du Grütli selon Schiller :
Nous jurons ici de former un seul peuple de frères,
que les malheurs et les dangers ne sépareront jamais.
Nous jurons d’être libres ainsi que l’ont été nos pères,
et de préférer toujours la mort à l’esclavage.
Ce que Schiller, imprégné de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, décrit dans son drame comme une lutte des Confédérés contre le joug des Habsbourg reflète, en fait, un développement plutôt lent et pacifique des institutions, par rapport aux habitudes de l’époque. Du XIII eau XIX esiècle, les villes et cantons fédéraux élaborent une grande variété de formes d’autonomie. Dans les cantons primitifs notamment, des corporations exploitent en commun les forêts, pâturages, eaux ou chemins, d’où le terme allmend pour les terres communales appartenant à tous. De ces corporations se forment des communes politiques autonomes dont les familles établies de longue date détiennent les droits de jouissance. Les nouveaux habitants, contrairement à ceux déjà sur place, ne jouissent souvent d’aucuns droits. Il faut attendre la fondation de l’État fédéral en 1848 pour que tous les habitants de Suisse acquièrent après plusieurs tentatives infructueuses la nationalité et des droits de cité. Cependant, de nombreuses communes suisses comptent encore aujourd’hui des corporations bourgeoises propriétaires de vastes forêts ou de champs inspectés les jours dits de ban. Certaines d’entre elles gèrent des structures sociales telles que maisons de repos et foyers pour personnes âgées. Par cette tradition corporative en Suisse, la commune politique, plus petite entité autonome, est en même temps responsable non seulement du territoire et de l’infrastructure, mais aussi de ses habitants et donc de l’action sociale.
Il faudra attendre le XX esiècle pour que des penseurs libéraux identifient cette autogestion au niveau des plus petites entités territoriales comme un aspect central supplémentaire des «bonnes» institutions suisses. Les économistes parlent alors de fédéralisme, de décentralisation ou encore de « small is beautiful ». Au lieu de lutter contre le joug imposé par une autorité, les institutions créées dans les cantons suisses maintiennent le pouvoir de décision au niveau le plus bas. Après la guerre, Gerhard Winterberger, directeur de l’USCI, évoque volontiers l’autonomie communale comme le parfait exemple du système étatique suisse : tant qu’une petite commune est maître de son destin, aucune autorité ne peut abuser de son pouvoir à son égard et, inversement, les communes autogérées ne peuvent blâmer aucune autorité de leur propre mauvaise gestion. L’ordre spontané en résultant, dans lequel la plus petite institution ou même un individu doit assumer ses propres responsabilités, apporte non seulement la paix, mais aussi la prospérité.
La prairie du Grütli, photo de Werner Friedli, 1948.
Au cours des premiers siècles de la Confédération suisse, les différents cantons, en l’occurrence Uri, Schwyz et Unterwald, puis Lucerne, Zurich, Glaris, Zoug et Berne, forment des alliances. Ils sont rejoints jusqu’en 1513 par Fribourg, Soleure, Bâle, Schaffhouse et Appenzell. Au besoin, des délégués de ces cantons souverains se réunissent pour traiter des affaires communes. À partir du XVII esiècle, l’assemblée des députés des cantons fédéraux est appelée Tag pour jour d’assemblée, devenant « diète » en français. Jusqu’à la fondation de l’État fédéral en 1848 – à part l’interruption entre 1798 et 1813 – la Suisse consiste en une confédération d’États, et la Diète fédérale représente l’assemblée des cantons de l’ancienne Confédération suisse, les Orte. Le canton qui convoque la Diète fédérale et en assume la présidence est appelé canton directeur, ou Vorort. La Diète s’occupe, entre autres, de la protection des droits commerciaux des cantons fédéraux, en particulier vis-à-vis de la France, superpuissance économique de l’Europe à la fin du Moyen-Âge et au début des temps modernes. Pour les cantons de la fin du Moyen-Âge situés sur le territoire suisse actuel, être livrés à l’arbitraire français peut coûter cher. En effet, lorsque Genève refuse de se subordonner à Louis XI au XV esiècle, ce dernier interdit alors aux marchands français de se rendre à la foire internationale de Genève et désigne officiellement Lyon pour la remplacer. La disparition de cette plaque tournante s’avère dramatique pour nombre de commerces suisses, notamment pour les manufactures de drap de Fribourg déjà affaiblies par l’augmentation des droits de douane appliqués par l’Angleterre sur leurs exportations de laine. L’importation devenue trop coûteuse de la laine anglaise jusqu’à Fribourg et la perte de ce débouché important ont raison de cette industrie des bords de la Sarine. Pour certaines régions de Suisse, le libre-échange à l’échelle européenne revêt donc une importance essentielle dès la fin du Moyen-Âge. Les accords de libre-échange deviennent une activité fondamentale de la Diète qui, grâce au traité de Paix perpétuelle scellé après la défaite à Marignan, garantit ainsi la liberté de commerce pour la Confédération au début des temps modernes.
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