Avec une grimace, Corin étudia le casse-tête. Il travaillait sur cet engin depuis longtemps et n’était pas plus près de le résoudre. Il commençait à se demander s’il y avait seulement une solution.
Néanmoins, il préférait le casse-tête du cube au jeu vidéo. En partie à cause de l’énervante petite musique. En partie parce que le jeu n’avait jamais eu de sens pour lui.
Des plombiers qui parcouraient à toute vitesse l’univers du Royaume Champignon, où des tortues claquant du bec et des plantes avec des dents essayaient de les manger, tout ça pour récolter des briques et des pièces dans l’espoir de vaincre le méchant. Et pendant tout ce temps, il n’y avait aucune urgence de plomberie dans tout l’univers ? C’était absurde et ne valait pas la peine que Corin perde son temps.
— Il va y arriver, dit Elek. Il va battre le meilleur score de Cardi.
Corin sursauta lorsque le plus jeune des dragons sortit de l’ombre de la salle de jeux, leur repaire, comme Cardi aimait l’appeler. Grand et mince, Elek était passé maître dans l’art de n’être ni vu ni entendu. Contrairement à ses frères, Elek préférait la solitude. Il ne faisait des apparitions que pour les grands événements ou quand Cardi était dans les parages.
Corin regarda le jeu sur l’écran. Un événement majeur se déroulait au Royaume du Champignon. Béryl atteignait effectivement un nouveau territoire dans l’univers du jeu.
Rhyol, le deuxième des triplés, passa le museau par la fenêtre ouverte. Les écailles bleues du dragon luirent au clair de lune lorsqu’il replia ses ailes et s’appuya au rebord de la fenêtre avec ses mains munies de serres. Le dragon avait l’air humain en regardant l’écran, mais personne n’avait vu Rhyol, l’homme, depuis de nombreuses saisons. Battre le meilleur score à ce jeu était suffisamment remarquable pour que le dragon s’y intéresse, mais pas assez pour que la bête leur rende leur frère.
Ilia décroisa les bras et se pencha vers l’avant. Sa manette était oubliée sur le sol tandis que Béryl atteignait un niveau qu’aucun d’eux n’avait atteint auparavant.
— Attention à la plante carnivore.
— Je la vois.
Béryl appuya sur la manette, survolant la plante carnivore. Il atterrit sur un tuyau vert, la seule chose réaliste ayant un lien avec la plomberie dans ce monde fantaisiste, et descendit dans un nouveau monde. Tous les frères laissèrent échapper un hoquet de surprise.
— On n’est jamais allé aussi loin sans elle, avant, dit Ilia.
— Regardez, dit Elek. Il est là ; Bowser.
— Bowser, articulèrent-ils tous silencieusement.
Sur l’écran se trouvait une caricature de dragon. Il était grand, avec des bras et des jambes épais et une tête surdimensionnée. Bowser, le dragon de jeu vidéo, avait le ventre nervuré d’un dragon. Mais sur son dos, il avait une carapace de tortue avec des piques. Encore une ânerie du Royaume Champignon.
Corin aurait ri si la tentative d’arriver au boss du jeu n’était pas une occasion à ce point historique. Et il y avait aussi l’opportunité de voir le trésor du dragon pour la première fois.
— La voilà, dit Ilia. Princesse Peach.
Derrière cette caricature de dragon se trouvait une minuscule jeune femme aux cheveux blonds, habillée en rose. Elle se tenait là, impuissante, attendant soit d’être enlevée, soit d’être secourue, Corin n’était pas très sûr. Elle était la récompense, la sacrifiée pour laquelle plombiers et dragons déterraient de l’or et se battraient jusqu’à la mort.
— J’y vais, déclara Béryl.
— Tu ne crois pas que tu devrais établir un plan, d’abord ? dit Corin.
— Mon plan, c’est de botter le cul de ce faux dragon.
Béryl enfonça furieusement quelques boutons.
À peine le personnage de Béryl avait-il levé son poing pixélisé pour se battre que le dragon à l’écran l’arrosa de feu. La musique criarde entama les notes de la marche funèbre. Il n’y aurait pas de réanimation de Mario, le plombier. Béryl n’avait plus de vies. Le jeu était terminé.
Le silence remplit la pièce. Il avait fallu toute la journée à Béryl pour en arriver à ce stade du jeu. Et c’était fini en seulement quelques petites secondes.
Le tableau des scores apparut. Il n’y avait aucun changement dans le classement. Ilia détenait toujours la troisième place sous le pseudo d’Illest MC. Béryl était deuxième en tant que l’Incroyable Bulk. Et en haut du classement, à la place d’honneur, il y avait le pseudo Péché Cardinal.
Béryl jeta le joystick à terre et s’élança vers la fenêtre, furieux. Rhyol s’inclina vers l’arrière pour laisser passer son frère. Béryl s’élança en courant et sauta, ses ailes se déployant au moment où ses pieds passaient par-dessus le rebord de la fenêtre. Un dragon aux écailles vertes masqua la lune argentée en s’élançant vers le ciel.
— Mauvais perdant, cria Ilia après lui tout en ramassant la manette en son absence.
Rhyol s’envola pour rejoindre Béryl pendant qu’il prenait une petite pause. Elek était déjà reparti dans l’ombre.
Corin reprit son cube. Mais son esprit ne parvenait pas à se concentrer. Les frères se réunissaient souvent dans la salle de jeux pour se détendre. L’issue du jeu de ce soir était un peu trop proche de leur situation réelle.
Les obstacles qui se dressaient devant eux étaient énormes. Ils n’auraient pas de seconde chance dans cette vie. Les princesses dont ils avaient besoin pour gagner le jeu étaient hors de leur portée. Les dragons qui vivaient en eux les consumeraient s’ils ne trouvaient pas un moyen de gagner.
Même si Corin avait envie d’une sacrifiée, il n’avait aucun moyen d’en obtenir une. Les Valkyries avaient défendu aux humains mâles d’offrir leurs vierges longtemps auparavant. Cardi avait été la dernière à être sacrifiée. Ce n’était pas les hommes qui l’avaient offerte en sacrifice en échange de pierres précieuses. C’était les Valkyries qui l’avaient apportée elles-mêmes. La raison pour laquelle elles avaient enfreint leur propre règle n’était toujours pas très claire pour Corin. Mais il y avait peu de chance pour qu’elles recommencent.
On frappa un coup à la porte tout en bas. Aucune des créatures vivant derrière le Voile ne s’aventurerait au château des dragons au milieu de la nuit. Sauf si elle avait envie de finir comme en-cas nocturne. Seul un groupe de créatures était plus haut dans la chaîne alimentaire que les dragons.
— J’y vais, dit Corin en se levant.
Ilia ne daigna même pas lever les yeux de son jeu. Corin attrapa le sac laissé par son frère jumeau aîné et descendit les escaliers. Les pierres précieuses cliquetèrent à l’intérieur du sac à chacun de ses pas. Corin soupçonnait que la livraison de ce soir serait importante.
Le coup frappé à la porte venait de l’arrière du château. De l’autre côté de la montagne, à sa base, il existait un passage entre les mondes. L’endroit était invisible à l’œil nu. Mais si quelqu’un, d’un côté ou de l’autre, s’en approchait, un flot d’énergie le submergeait.
Les dragons ne s’aviseraient pas d’emprunter ce passage. Non seulement parce que c’était interdit, mais aussi parce que, bien qu’ils soient l’une des espèces les plus fortes de ce côté-ci du Voile, ils n’étaient pas taillés pour survivre dans le monde des humains. La plupart des fées étaient revenues de ce côté-ci du Voile, se plaignant de la pollution, de quelque chose appelé pesticides, et d’un trou dans le ciel qui laissait passer les rayons du soleil les plus dangereux.
Et malgré cela, les humains étaient la création préférée de la Déesse ?
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