Quand le docteur pourrait la recevoir, il serait le dernier homme qu’elle verrait. À part les gardiens de prison. Et ça, c’était si elle quittait cet endroit en vie. La société ne voyait pas d’un très bon œil qu’on laisse les meurtriers de sang-froid courir les rues.
Enfin, du moins les pauvres.
La main de Chryssie se posa sur le froid canon en métal enfoui dans la poche de sa veste. L’acier était plus chaud que ses doigts. Mais tout était plus chaud qu’elle. Chaque jour de sa vie, elle n’avait rien ressenti d’autre que le froid. Le froid et la fatigue et la faiblesse et l’inutilité.
Faisant des yeux le tour de la salle d’attente, elle vit tant de cas désespérés. Personnellement, elle ne faisait plus semblant d’avoir de l’espoir. Les gens venaient dans cette petite clinique miteuse, au fond d’une ruelle, en dernier recours. Chryssie aurait été l’une d’entre eux quelques mois plus tôt, mais elle n’en était plus à se raconter des histoires. Elle était à court d’options.
La maladie s’était propagée dans tous les recoins de son corps, et maintenant, c’était même devenu difficile de respirer. Il n’y avait rien qui puisse atténuer sa souffrance. Avant qu’elle aille en enfer, il y avait juste une chose qu’elle avait besoin de faire.
— Mademoiselle Slayer, le docteur va vous recevoir, à présent.
Chryssie se leva sur des jambes flageolantes. La main dans sa poche droite était ferme. Les talons de ses bottes claquèrent sur le linoléum en décomposition en direction de la salle d’examen. L’odeur de mort s’intensifia encore à mesure qu’elle s’approchait de la porte ouverte.
La petite salle d’examen était identique à toutes celles qu’elle avait déjà vues durant ses vingt années d’existence. Un évier aseptisé entouré d’instruments en métal. Des affiches qui se décollaient prévenaient des risques de ne pas se faire vacciner et immuniser. Toutes les piqûres du monde n’avaient rien pu faire pour Chryssie et sa sœur.
Elle ne se donna pas la peine de se déshabiller. C’étaient les vêtements dans lesquels elle voulait être enterrée. En plus, ces bottes étaient galères à enfiler, elle n’allait pas les enlever si vite. Pas quand elle les portait pour botter le cul de l’homme responsable de la mort de sa sœur.
La porte s’ouvrit en grand, et il apparut. Il ne s’était même pas donné la peine de frapper pour savoir si elle était prête avant d’entrer. Il n’avait pas changé. La même moustache en guidon de vélo. Les mêmes sourcils froncés. Les mêmes mains boudinées.
Il ne lui adressa même pas un regard. Ses yeux restèrent rivés sur ses dossiers. Exactement comme quand elle n’était encore qu’une enfant et que ses symptômes n’étaient pas encore apparus. Elle ne lui avait été d’aucune utilité, parce qu’elle avait été en bonne santé. Sa grande sœur de dix-huit ans, malade, avait eu plus de valeur.
— Mademoiselle Slayer, c’est bien ça ?
— C’est exact, dit Chryssie en caressant la sécurité de son arme.
Ce n’était pas un pieu comme celui de l’héroïne dont elle avait emprunté le nom, mais elle avait la ferme intention de viser le cœur de ce démon quand le moment viendrait.
— Je suis désespérée. On m’a dit que vous étiez mon seul espoir.
Elle avait la voix tremblante en racontant ce mensonge. Elle n’avait jamais été très douée pour mentir. Pourquoi s’embêter à inventer des trucs quand sa propre réalité était si pénible.
— J’ai déjà vu ces symptômes auparavant, dit le médecin en ne levant toujours pas les yeux, regardant uniquement ses papiers. Fatigue permanente, intolérance au froid, souffle court, et votre bilan sanguin…
Elle vit le calcul dans ses yeux. Le vit soustraire d’une colonne en plissant les paupières. Puis multiplier dans une autre lorsque ses petits yeux perçants s’arrondirent.
— Il y a un traitement expérimental que vous pourriez essayer si—
Le bloc-notes et les dossiers tombèrent avec fracas sur le sol. Les papiers contenant le diagnostic condamnant Chryssie se détachèrent et s’éparpillèrent, se collant au bazar malpropre sous leurs pieds. Il n’y eut pas le slurp slurp slurp de talons se décollant de la crasse du sol. Uniquement le déclic assourdissant de la sécurité qui s’enlevait.
Il leva les yeux, alors. Droit sur le sombre canon de l’arme de Chryssie. Il desserra les mâchoires et sa bouche s’ouvrit en grand.
— Je m’appelle Chrysanthème Jones. Tu as tué ma sœur. Prépare-toi à mourir.
— Quoi ?
Chryssie soupira. Elle avait préparé plusieurs discours de vengeance différents. Puisque Princess Bride avait été le film préféré de sa sœur, ça paraissait être ce qui convenait le mieux. Encore une chose que ce médecin avait fichue en l’air. Heureusement, elle avait préparé une deuxième réplique. Comme la première, les mots n’étaient pas d’elle.
— Ne crie pas, dit Chryssie. N’aie pas peur. Ça ne fera pas mal du tout, et ensuite tu seras dans un monde meilleur.
Chryssie se souvenait encore du jour où sa sœur avait été emmenée. Elle avait été présente dans la chambre avec elle. Sa petite main enfouie dans la main de sa grande sœur. Jacinthe avait désespérément voulu aller mieux. Pas juste pour elle-même, mais pour Chryssie aussi. Elles venaient juste de perdre leur mère l’année précédente. Elles étaient tout ce qui leur restait.
Le médecin avait prononcé ces mots, l’avait emmenée au bloc, et Jacinthe avait disparu. On ne l’avait plus jamais revue. Excepté quand des morceaux de son corps étaient réapparus lors d’un coup de filet du FBI, dans une version moderne des profanateurs de sépulture. Les autorités avaient pincé les étudiants en médecine qui avaient acheté les morceaux de corps malades, mais elles n’avaient jamais été capables d’identifier le revendeur. Quand les noms des personnes décédées avaient été révélés, Chryssie s’était immédiatement souvenue du dernier jour où elle avait vu sa sœur, ainsi que du médecin qui avait prononcé ces dernières paroles.
— C’est ce que vous avez dit à ma sœur avant de la tuer et de la découper comme une tarte aux patates douces à Thanksgiving.
— J’ai dit la vérité, dit-il. Elle n’a pas souffert.
— Vous l’avez tuée.
— Elle allait mourir. Il n’y avait rien que quiconque pouvait faire, à part étudier les symptômes de sa maladie.
Le doigt de Chryssie posé sur la détente recula d’un millimètre vers l’intérieur. Mais les yeux du médecin avaient perdu leur frayeur. Il la regardait à nouveau comme si elle était un spécimen de laboratoire.
— Vous savez à quel point les gens comme vous sont rares ? demanda-t-il en jetant un œil vers le sommet de son crâne. Et ils ont toujours les cheveux roux.
Chryssie s’empêcha de passer la main dans ses mèches rouge sang. Tout comme sa mère et sa sœur, la couleur ressemblait à des flammes lui sortant directement du crâne.
— Il y a de l’hélium dans votre sang, continua-t-il. Ce n’est pas normal. Vous devriez être morte. À vous regarder, vous le serez dans peu de temps.
— Vous d’abord.
Elle tendit les bras. Ses mains étaient fermes, ce qui était surprenant vu qu’elle s’était sentie faible tous les jours de sa vie depuis qu’elle avait douze ans. Mais son index ne voulait toujours pas plier. Elle avait envie de poignarder cet homme. Elle devrait peut-être faire ça avec un pieu, à la place.
— Écoute, chérie, je vois bien qu’il faut faire la queue, mais je n’ai pas que ça à faire.
Chryssie et le médecin tournèrent tous les deux brusquement la tête vers la fenêtre d’où provenait la voix. Sur le rebord se trouvait assise l’incarnation même de la définition d’héroïne balèze. La femme était vêtue d’un corsage bleu argenté qui soutenait une poitrine généreuse. Ses abdos musclés étaient parfaitement plats et sans un seul bourrelet, malgré qu’elle soit assise avec un genou relevé. Des cheveux violets flottaient dans la brise comme si un ventilateur était dirigé vers elle. Et puis, il y avait ses bottes. Si celles de Chryssie étaient du genre balèze de dépôt-vente, celles de cette femme étaient clairement d’authentiques fouteuses de branlée.
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