Plus fort que la vie... Et que la mort aussi : l'amour l'a vaincue, l'amour de l'âme désireuse. La chair seule est mortelle ; l'âme est vivace.
ποῦ σου, θάνατε, τὸ κέντρον ;
ποῦ σου ᾄδη, τὸ νῖκος ;
O mort ! où est ton aiguillon ? O sépulcre ! où est ta victoire ?
Parce que je te rêve. – Puissance de la chimère !
Dominer toute chose et par la seule ferveur de l'âme.
Il faut être superbe.
Philosophieren.
... Soit aussi manifestée dans notre chair mortelle. (II Cor., IV, 11).
Nous vivons pour manifester, point pour vivre. – Fin et moyen : là est la différence. La morale consiste à reconnaître ce qui doit être cherché pour soi-même et ce qui nous est un moyen d'y atteindre.
La vie n'est qu'un moyen, pas un but : je ne la rechercherai pas pour elle-même.
Nous vivons pour manifester ; mais souvent involontairement, inconsciemment, et pour des vérités que nous ne savons pas, car nous sommes ignorants de notre propre raison d'être.
– Puis l'action est-elle nécessaire ?
Marthe s'agite, Marie contemple ; quand, de leur barque, Pierre et Jean voient le Seigneur sur le rivage, Pierre s'élance, – Jean reste et prie : Marie était la Madeleine, Jean le disciple aimé du Christ.
Console-toi, mon âme ; souviens-toi de tes adorations.
Les phénomènes sont le langage divin.
La variété des phénomènes n'est qu'apparente ; leur succession dans le temps et l'espace n'existe que pour notre raison. Au delà de leur multiplicité transitoire paraissent les vérités qui, par eux, s'expliquent et se développent. Nous-mêmes, quand nous ne sommes pas seulement spectateurs, devenons d'involontaires acteurs d'une pièce dont nous ne savons pas le sens. Nous ignorons la seconde signification de nos actes ; leur portée dans l'immatériel nous échappe ; ils ne s'arrêtent pas où nous croyons. – La moindre vibration d'une âme agite longtemps les espaces autour d'elle ; les moindres cris éveillent des retentissements très lointains. On n'altère pas impunément les rapports mystérieux des êtres ; rien ne s'éteint, rien ne meurt de ce qui a une fois commencé ; tout se succède et se propage à l'infini – les frémissements s'amplifient comme des ondes.
C'est le refrain de quelque premier chant d'extase qui m'emporte ainsi l'âme vers des adorations inconnues...
Mardi, 20.
L'ennemi est en nous : voilà le terrible. La fuite n'est pas possible. On s'inquiète, on erre, on se désespère. – On s'enferme dans sa chambre ; l'ennemi s'y enferme avec vous. – Alors l'affolement vient de ne plus savoir que faire... Ou bien des tristesses infinies, un abandon très lâche, le désir d'en finir.
Le péché se couche à ta porte et ses désirs le portent vers toi.
Mais, toi, domine sur lui. (Genèse, V, 7).
Mercredi.
Une des pires angoisses est de ne pas savoir ; personne qui me guide, qui me conseille et me console.
Ne pas savoir si le but désiré est humainement possible – l'ignorance de tout, du mal et des remèdes. Lutter seul contre un ennemi inconnu !
J'écrivais :
« Ah ! ah ! le sel de la terre !
J'ai l'horreur de moi-même ! Car si le sel perd sa saveur ...
J'aimerais surtout fuir les caresses des autres et ces paroles amies qui me montrent qu'ils ignorent. Et je souffre de leur erreur autant que de la solitude de mon mal. – Sans que personne le sache !
Oh ! être seul à souffrir !...
Le relèvement me paraissait impossible, car je devais cacher à tous mes longs efforts ; pourtant je sentais bien qu'une parole amie m'aiderait, me soutiendrait dans la lutte..,
Mais marcher dans la vie en souriant toujours ; causer, plaisanter, jouer son rôle, parce qu'il ne faut pas qu'aucun se doute de cette agonie de l'âme qui se sent mourir et mourir tout entière.
Continuer ses tristes études, sentir le temps s'échapper dans la stupide besogne d'un homme qui semble avoir plusieurs vies devant soi, et songer que demain, peut-être, tout finira, s'affalera dans ces ténèbres. Oh ! mourir tout entier. Pitié, Seigneur !
Quand tant de chansons chantent encore dans ma tête lassée !! Seulement jeter un grand cri... que l'on entende ! »
J'écrivais encore :
« Que ne donnerais-je pas, pour savoir si d'autres, si ceux que j'aimais, ont souffert comme moi du mal qui me tourmente. – Oh ! non ! je l'aurais vu dans leur regard, je l'aurais senti dans leurs paroles... ils ne parleraient pas comme ils font de ces choses, avec cette insouciance ; ils ne riraient pas comme ils font !...
... C'est pourquoi j'aimerais enfin, dans ce livre, crier ce que j'ai dans mon cœur – pour moi tout seul, – ou bien peut-être, s'il en est, pour ceux qui souffrent les angoisses que j'ai souffertes et qui comme moi se désespèrent, en croyant qu'ils sont seuls à souffrir.
Et de toutes mes forces fouailler ceux qui rient de la chasteté comme d'une sottise ; qui se moquent de la vertu comme d'une faiblesse...
Il faut oser dire ces choses. »
Enfant que j'étais, de croire que tout pouvait se dire ! – Mais les mots mêmes n'existeraient pas. Le langage n'est que pour les émotions moyennes ; les extrêmes se dérobent à l'effort pour les révéler. Toujours excessif en toutes choses, comment pourrais-je parler ? Lorsque je le pourrais, pourquoi parlerais-je ? ils ne comprendraient pas. – On dirait « il est fou », on rirait, on se détournerait en haussant les épaules... Ce n'est pas que l'audace me manque, mais aussi je contristerais peut-être quelques faibles qui me sont chers, et je serais pour plusieurs un objet de scandale... Pourtant ces choses, je les ai dans l'âme ; ce qu'ils veulent, c'est ignorer : il leur semble ainsi qu'ils suppriment.
Alors se taire, se retirer en soi-même, sourire aux autres ; ils préfèrent le masque ; au bout d'un peu de temps, ils le croient la réalité !
et s'emmurer dans la solitude
et se désespérer...
§ Faciles, les premières ferveurs, enthousiasmes spontanés de l'âme ; faciles, les premières extases ! Combien les ont eues qui maintenant blasphèment.
Mais une foi qu'on ressaisit après qu'on l'a quittée, que la volonté reconstruit après que le doute a saccagé... et cette foi, la garder haute malgré que la raison se moque, que la chair regimbe, que l'orgueil se dépite de s'y sentir emmuré... c'est là une foi noble, une foi consciente d'elle-même, une foi volontaire ; voilà qui est superbe.
ASCÉTISMES.
– « Car cette sorte de démon ne se vainc que par la prière et par le jeûne. »
Que l'esprit domine sans cesse ; qu'il ne perde pas pied un instant ; tant qu'il est fervent, la chair est soumise – mais veille bien qu'il ne faiblisse – « Veillez et priez de peur de succomber. » Dans la nuit, quand le regard s'hallucine, ô Luther jetant son écritoire contre le démon maraudeur.
Jeudi, 22.
Traitez durement votre chair.
Les crins du cilice et de la haire chatouillent voluptueusement l'âme ; la tête allégée par le jeûne a des étourdissements très proches de l'extase ; la ferveur – et quand la chair faiblit, alors l'eau froide et le linge humide fouaillant les reins débiles ; et puis, les nerfs brisés, le corps tranquille, assoupi de douleur, – ah ! s'endormir enfin au sein d'un divin songe.
« Vous ne vaincrez pas si vous ne vous faites pas violence. » (Imit., I, 22).
23 août.
N'importe ! c'est sublime cette lutte dans le noir – seul à seul, corps à corps... et l'orgueil parfois me souffle au visage d'arrogantes ivresses après les victoires. Quand elle ne prosterne pas, elle est étrangement grandissante, cette lutte ; c'est l'épreuve souveraine qui consume ou qui magnifie.
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