... Mais alors c'est de nouveau son estime cherchée. C'est un pas de fait ; ce n'est pas tout ; quoi encore ?
– Me laisser calomnier, fût-ce par elle, et vaincre la révolte de l'orgueil ; accepter l'accusation injuste, sans chercher à s'en défendre, de sorte qu'elle me croie pire que je ne suis. Cela serait superbe ! Là, il y aurait lutte, déchirement, triomphe !
Mais si elle m'en aimait moins ?, ..
Eh bien ! c'est là précisément qu'est l'épreuve, c'est là qu'est la vertu : sentir que je suis au-dessus de son estime, que je vaux plus qu'elle ne croit. Elle m'en aimerait moins – qu'importe ! moi je l'en aimerais davantage, et ce serait ma récompense. Et je ne m'abuserais point ; je saurais que le besoin d'estime pour moi-même, que l'orgueil me fait agir ; mais j'en prendrais mon parti, loyalement, simplement, sans me jouer à moi-même des luttes morales gratuites.
Oui, c'est cela ! mésestimé par elle ! là est la vertu. C'est ce qu'il faut faire – mais comment encore ? – Un mensonge où moi-même je me calomnierais ? – Non ! je veux que l'action soit pure tout entière. Le mieux est de laisser faire les choses, simplement, banalement ; c'est ce dont je souffrirai le plus, car j'ai peur de trouver de l'encouragement au milieu de l'épreuve, dans le quelque chose d'un peu théâtral que j'y mettrais. –
Alors, simplement, banalement, je me laisserai accuser par les choses, par tous ceux qui m'entourent, de cette infinité de petites accusations mesquines, hasardées, dont mon orgueil bondira de souffrance irritée ; mais je le maintiendrai ; et, le soir, je prierai, très seul et très calme, et je tuerai mon moi despote et superbe, lentement, sous ces infimes blessures.
Et je t'en aimerai plus encore, je te bénirai plus encore, ma sœur, parce que je me dirai tout bas (mais il ne faudra pas te le dire) que c'est à toi que je dois de devenir meilleur. Te mériter plus en m'éloignant de toi – (oh ! sans style). « Dussé-je en vous aimant davantage, être moins aimé de vous. » (II Cor., XII, 15.)
(28.)
« Pour moi seul ! pour moi seul !
Ils ne comprendront pas... que m'importe ?
Je vous reconnaîtrai bien toujours, chères larmes d'amour, sous le mystère, pour les autres, de ces sanglots, de ces cris et de ces murmures...
Des larmes ? pourquoi des larmes ?
Je suis heureux pourtant... elle m'aime –... mais mon âme frissonne à la tombée du soir.
Dans la rue ils riaient en passant ; je ne sais qui chantait, mais des sonorités excessives. – Puis le soir est venu : tout s'apaise. L'eau reflétait le ciel tout rose, et déjà, sous les ponts, très sombre.
Et je ne savais plus – je marchais comme un fou ; j'avais des chansons plein la tête.
Puis le soir est venu ; tout s'apaise... l'ombre envahit – et c'est, dans le ciel pâle, la nuit...
la grande nuit qui monte.
Des larmes ! Pourquoi des larmes ? larmes d'amour, larmes d'extase !
Je pleure parce que la nuit est belle et que l'espoir emplit mon âme. »
(Minuit, Antibes, 5 nov.)
« C'est la nuit. Je ne peux pas dormir. – Que fais-tu. Emmanuèle ? Je sais que tu veilles : sur le balcon les lumières de ta chambre dessinent, en fleurs d'ombre, les broderies de tes rideaux. – Que fais-tu ? Il est tard. Les autres sont couchés.
Et qu'avais-tu ce soir ? tu paraissais pensive, – pensive de quoi, ma sœur ? – Oh ! si j'osais lire en ton âme... Emmanuèle. serait-il vrai ?... Mais j'ai peur de savoir, – j'attends encore.
Ah ! je vous en conjure, filles de Jérusalem, N'éveillez pas, n'éveillez pas l'amour – Avant qu'elle le veuille .
⁂ Je m'étais assis au piano ; je n'avais plus tenté de jouer devant toi depuis l'autre soir... craignant tout, dans le doute ; – je jouais au hasard des Novelettes de Schumann. Vous étiez sur le balcon : il faisait très chaud encore malgré la nuit montante. Je jouais au hasard – et voici, – tu vins m'écouter. Je n'avais pas vu ta venue ; je te sens tout à coup près de moi. au fin frôlement de ta robe. L'étonnement me trouble si fort, que, tout tremblant, je ne peux plus rien faire, et je te dis : « Vois ! que tu viennes ainsi m'écouter, cela m'émeut tant... je tremble. » – « Oh ! pourquoi donc. André ? » – tu souriais interrogeante. – Tu ne partais pas ; tu restais toute proche. – et tu me regardais ; – je sentais ton regard sans le voir.
Détourne de moi tes yeux, car ils me troublent. –
Tu restais si pensive. Pensive de quoi, Emmanuèle ?
Que fais-tu maintenant qu'il est si tard ? – L'heure est venue qu'on doit dormir. –
Puis nous étions assis, – c'était un peu après, – tous autour de la lampe. Tu t'étais levée pour chercher quelque ouvrage, et voici qu'avant de te rasseoir, tu t'approches, et, sur mon front, je sens ta main, ta main frêle posée qui doucement caresse. – Alors je t'ai regardée ; au-dessus de moi penchée, tendrement, tu souriais, mais si triste et comme pensive... Pensive de quoi, Emmanuèle ?
– Que fais-tu, maintenant, si tard dans la nuit ?
Peut-être que ton âme attend de même et que tu pries. »
(6 nov.)
« Pour la première fois, j'ai vu ton regard en songe : – Il souriait, mais moqueur ; et comme pour ne plus le voir je mettais ma main sur mes yeux, – au travers de ma main je le voyais encore. »
« Tu m'as dit, avec le baiser du matin : « J'ai prié pour nous deux, André, cette nuit » – mais moi : « Crois-tu que je ne le savais pas, sœurette ? »
Alors ton regard s'est troublé ; tu voulais parler, tu t'es tue. – Que voulais-tu me dire ? »
(26 nov.)
« Ils nous surveillent : je le sens bien. Ma mère surtout observe. Elle n'ose croire ; elle ne sait pas – et craint de savoir ; cela surtout la désoriente que, tous ces jours derniers, pour des raisons qu'elle ne peut saisir, je me suis écarté de toi. Mais hier, au piano, quand tu t'es approchée, j'ai bien vu son inquiétude.
Alors je rêvais cette nuit : un étrange et doux rêve. Nous étions rassemblés près de la lampe, au soir ; – on causait, on lisait comme les autres soirs – mais je sentais de toutes parts le muet espionnage de nos gestes, comme on sent ces choses en rêve, intuitivement.
Craintivement, je veillais sur mes actes ; et, de peur que tu ne m'approches, je m'étais mis très loin de toi.
Toi. distraite, semblant ignorer les regards, voici que tu t'approches pourtant, et que je ne puis pas fuir, et ta main prend ma main, inutilement se dérobante, puis lentement, tendrement, la caresse.
Autour de nous, leurs regards qui s'allument, les têtes qu'ils hochent, l'expression de leur sourire : « Ah ! ah ! faisaient-ils. nous le disions bien, nous le disions bien ! » C'était un ricanement très pénible.
Toi. tu restais les yeux baissés ; moi, je tentais de repousser, mais vainement, ta main obstinément caressante.
Et cela était si étrangement doux que je m'en suis éveillé, comme d'un cauchemar. »
Ici s'arrêtent les pages écrites. – Puis c'est ma mère malade. Tous deux au chevet de son lit nous la bercions de tendresse. Je lui mouillais le front, et toi. tu lui donnais à boire. Tous deux nous nous perdions en une commune prière ; tout le reste était oublié. Nos âmes, sans plus rien en elles que de la pitié, sans plus de désirs que celui du devoir, se rejoignaient au-dessus de la mort approchante, sans une joie profane, sans même s'étonner qu'il soit donc enfin là ce bonheur de l'étreinte qu'elles avaient tant souhaité ; – et comme sans se voir, éblouies toutes deux par les clartés de la vertu contemplée, nos âmes y tendaient d'un radieux essor. – Tout le reste était oublié, tant notre pensée était haute. – Le soir, tu mis ta main dans la mienne, pour prier ; puis, comme ma mère s'endormait doucement, tu laissas ta main, l'oubliant, à regarder la chère morte s'endormir. Nous sommes restés longtemps ainsi.
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