MENG-TSEU possédait une connaissance profonde du cœur humain, et il a déployé dans son ouvrage une grande souplesse de talent, une grande habileté à découvrir les mesures arbitraires des princes régnants et les abus des fonctionnaires publics. Sa manière de philosopher est celle de Socrate et de Platon, mais avec plus de vigueur et de saillies spirituelles. Il prend son adversaire, quel qu'il soit, prince ou autre, corps à corps, et, de déduction en déduction, de conséquence en conséquence, il le mène droit à la sottise ou à l'absurde. Il le serre de si près, qu'il ne peut lui échapper. Aucun écrivain oriental ne pourrait peut-être offrir plus d'attraits à un lecteur européen, surtout à un lecteur français, que MENG-TSEU, parce que (ceci n'est pas un paradoxe) ce qu'il y a de plus saillant en lui, quoique Chinois, c'est la vivacité de son esprit. Il manie parfaitement l'ironie, et cette arme, dans ses mains, est plus dangereuse et plus aiguë que dans celles du sage Socrate.
Voici ce que dit un écrivain chinois du livre de MENG-TSEU: «Les sujets traités dans cet ouvrage sont de diverses natures. Ici, les vertus de la vie individuelle et de parenté sont examinées; là, l'ordre des affaires est discuté. Ici, les devoirs des supérieurs, depuis le souverain jusqu'au magistrat du dernier degré, sont prescrits pour l'exercice d'un bon gouvernement; là, les travaux des étudiants, des laboureurs, des artisans, des négociants, sont exposés aux regards; et, dans le cours de l'ouvrage, les lois du monde physique, du ciel, de la terre et des montagnes, des rivières, des oiseaux, des quadrupèdes, des poissons, des insectes, des plantes, des arbres, sont occasionnellement décrites. Bon nombre des affaires que MENG-TSEU traita dans le cours de sa vie, dans son commerce avec les hommes; ses discours d'occasion avec des personnes de tous rangs; ses instructions à ses élèves; ses vues ainsi que ses explications des livres anciens et modernes, toutes ces choses sont incorporées dans cette publication. Il rappelle aussi les faits historiques, les dits des anciens sages pour l'instruction de l'humanité.»
M. Abel Rémusat a ainsi caractérisé les deux plus célèbres philosophes de la Chine:
«Le style de MENG-TSEU, moins élevé et moins concis que celui du prince des lettres (KOUNG-TSEU), est aussi noble, plus fleuri et plus élégant. La forme du dialogue, qu'il a conservée à ses entretiens philosophiques avec les grands personnages de son temps, comporte plus de variété qu'on ne peut s'attendre à en trouver dans les apophthegmes et les maximes de Confucius. Le caractère de leur philosophie diffère aussi sensiblement. Confucius est toujours grave, même austère; il exalte les gens de bien, dont il fait un portrait idéal, et ne parle des hommes vicieux qu'avec une froide indignation. Meng-tseu, avec le même amour pour la vertu, semble avoir pour le vice plus de mépris que d'horreur; il l'attaque par la force de la raison, et ne dédaigne pas même l'arme du ridicule. Sa manière d'argumenter se rapproche de cette ironie qu'on attribue à Socrate. Il ne conteste rien à ses adversaires; mais, en leur accordant leurs principes, il s'attache à en tirer des conséquences absurdes qui les couvrent de confusion. Il ne ménage même pas les grands et les princes de son temps, qui souvent ne feignaient de le consulter que pour avoir occasion de vanter leur conduite, ou pour obtenir de lui les éloges qu'ils croyaient mériter. Rien de plus piquant que les réponses qu'il leur fait en ces occasions; rien surtout de plus opposé à ce caractère servile et bas qu'un préjugé trop répandu prête aux Orientaux, et aux Chinois en particulier. Meng-tseu ne ressemble en rien à Aristippe: c'est plutôt à Diogène, mais avec plus de dignité et de décence. On est quelquefois tenté de blâmer sa vivacité, qui tient de l'aigreur; mais on l'excuse en le voyant toujours inspiré par le zèle du bien public[24].»
Quel que soit le jugement que l'on porte sur les deux plus célèbres philosophes de la Chine et sur leurs ouvrages, dont nous donnons la traduction dans ce volume, il n'en restera pas moins vrai qu'ils méritent au plus haut degré l'attention du philosophe et de l'historien, et qu'ils doivent occuper un des premiers rangs parmi les plus rares génies qui ont éclairé l'humanité et l'ont guidée dans le chemin de la civilisation. Bien plus, nous pensons que l'on ne trouverait pas dans l'histoire du monde une figure à opposer à celle du grand philosophe chinois, pour l'influence si longue et si puissante que ses doctrines et ses écrits ont exercée sur ce vaste empire qu'il a illustré par sa sagesse et son génie. Et tandis que les autres nations de la terre élevaient de toutes parts des temples à des êtres inintelligents ou à des dieux imaginaires, la nation chinoise en élevait à l'apôtre de la sagesse et de l'humanité, de la morale et de la vertu; au grand missionnaire de l'intelligence humaine, dont les enseignements se soutiennent depuis plus de deux mille ans, et se concilient maintenant l'admiration et l'amour de plus de trois cents millions d'âmes[25].
Avant que de terminer, nous devons dire que ce n'est pas le désir d'une vaine gloire qui nous a fait entreprendre la traduction dont nous donnons aujourd'hui une édition nouvelle[26], mais bien l'espérance de faire partager aux personnes qui la liront une partie des impressions morales que nous avons éprouvées nous-même en la composant. Oh! c'est assurément une des plus douces et des plus nobles impressions de l'âme que la contemplation de cet enseignement si lointain et si pur, dont l'humanité, quel que soit son prétendu progrès dans la civilisation, a droit de s'enorgueillir. On ne peut lire les ouvrages des deux premiers philosophes chinois sans se sentir meilleur, ou du moins sans se sentir raffermi dans les principes du vrai comme dans la pratique du bien, et sans avoir une plus haute idée de la dignité de notre nature. Dans un temps où le sentiment moral semble se corrompre et se perdre, et la société marcher aveuglement dans la voie des seuls instincts matériels, il ne sera peut-être pas inutile de répéter les enseignements de haute et divine raison que le plus grand philosophe de l'antiquité orientale a donnés au monde. Nous serons assez récompensé des peines que notre traduction nous a coûtées, si nous avons atteint le but que nous nous sommes proposé en la composant.
G. PAUTHIER.
[1] Avertissement de la traduction française que nous avons donnée en 1837 du Ta-hio ou de la Grande Étude, avec une version latine et le texte chinois en regard, accompagné du commentaire complet du Tchou-hi et de notes tirées des divers autres commentateurs chinois . Gr. in-8°.
[2] Voyez la note [26] ci-après.
[3] On peut consulter à ce sujet notre Description historique, géographique et littéraire de la Chine , t. I, p. 32 et suiv. F. Didot frères, 1857.
[4] Voyez la traduction de ce livre dans les Livres sacrés de l'Orient que nous avons publiés chez MM. F. Didot, en un fort vol. in-8° à deux colonnes, d'où la traduction que nous donnons ici des Quatre Livres a été tirée.
[5] Voyez la Préface du P. Gaubil, pag. 1 et suiv.
[6] Lun-yu , chap. IV, §5.
[7] Id. , §16.
[8] Id. , chap. VII, §1, 19.
[9] Lun-yu , chap. II, §1.
[10] Id. , chap. XIII, §12.
[11] Lun-yu , chap. XII, §17.
[12] Voyez l'Argument philosophique de l'édition chinoise-latine et française que nous avons donnée de cet ouvrage. Paris, 1837, grand in-8°.
[13] Voyez les Histoires de la philosophie ancienne de Hegel et de H. Ritter.
[14] Voyez aussi notre traduction des Essais de Colebrooke sur la Philosophie des Hindous , un vol. in-8°.
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