NOTRE ÉTONNEMENT. — Il y a un bonheur profond et radical dans le fait que la science découvre des choses qui tiennent bon et qui sont la cause de découvertes toujours nouvelles : — car, certes ! il pourrait en être autrement. Nous sommes si intimement persuadés de l’incertitude et de la fantaisie de nos jugements et de l’éternelle transformation des lois et des idées humaines que notre étonnement est grand de voir combien les résultats de la science tiennent bon ! Autrefois on ne savait rien de cette instabilité de toutes choses humaines, la moralité des mœurs maintenait la croyance que toute la vie intérieure de l’homme était fixée avec d’éternels crampons à la nécessité d’airain : — peut-être éprouvait-on alors une semblable volupté d’étonnement lorsqu’on se faisait raconter des fables et des histoires de fées. Le merveilleux faisait tant de bien à ces hommes qui devaient se fatiguer parfois de la règle et de l’éternité. Perdre une fois pied ! Planer ! Errer ! Être fou ! — cela faisait partie du paradis et des ivresses d’autrefois : tandis que notre béatitude ressemble à celle du naufragé qui est descendu à terre et qui se place avec les deux pieds sur la vieille terre ferme — étonné de ne pas la sentir vaciller.
DE LA RÉPRESSION DES PASSIONS. — Si l’on s’interdit continuement l’expression des passions comme quelque chose qu’il faut laisser au « vulgaire », aux natures plus grossières, bourgeoises et paysannes, — si l’on veut donc, non réfréner les passions elles-mêmes, mais seulement leur langage et leurs gestes : on atteint néanmoins, en même temps , ce que l’on ne veut pas atteindre, la répression des passions elles-mêmes, du moins leur affaiblissement et leur transformation : — comme il en est advenu, exemple instructif ! de la cour de Louis XIV et de tout ce qui en dépendait. L’époque suivante, élevée à mettre un frein aux formes extérieures, avait perdu les passions elles-mêmes et pris par contre une allure élégante, superficielle, badine, — époque tellement atteinte de l’incapacité d’être malhonnête, que même une offense n’était acceptée et rendue qu’avec des paroles courtoises. Peut-être notre époque offre-t-elle une singulière contre-partie de cela : je vois partout, dans la vie et au théâtre, et non pour le moins dans tout ce que l’on écrit, le sentiment du bien-être que causent toutes les irruptions grossières , tous les gestes vulgaires de la passion : on exige maintenant une certaine convention du caractère passionné — mais à aucun prix on ne voudrait la passion elle-même ! Malgré cela on finira par l’atteindre et nos descendants posséderont une sauvagerie véritable , et non pas seulement la sauvagerie et la grossièreté des manières.
CONNAISSANCE DE LA MISÈRE. — Peut-être les hommes, tout aussi bien que les époques, ne sont-ils séparés les uns des autres, par rien autant que par les degrés différents de connaissance de la misère qu’ils ont : misère de l’âme tout aussi bien que misère du corps. Pour ce qui en est de ces dernières misères, nous autres hommes d’aujourd’hui, malgré nos faiblesses et nos infirmités, à cause de notre manque d’expériences sérieuses, sommes peut-être tous devenus des ignorants et des fantaisistes : en comparaison d’une époque de la crainte — l’époque la plus longue de l’humanité — où l’individu avait à se protéger lui-même de la violence, et était forcé, à cause de cela, à être violent lui-même. Alors l’homme traversait une dure école de souffrances physiques et de privations, et trouvait, dans une certaine cruauté à l’égard de soi-même, dans un exercice volontaire de la douleur, un moyen nécessaire à sa conservation ; alors on élevait son entourage à supporter la douleur, alors on aimait provoquer la douleur, et l’on voyait les autres frappés de ce qu’il y a de plus terrible dans ce genre, sans avoir d’autre sentiment que celui de sa propre sécurité. Mais pour ce qui est de la misère de l’âme, j’examine maintenant chaque homme pour me rendre compte s’il la connaît par expérience ou par description ; s’il croit nécessaire de simuler cette connaissance, par exemple comme une marque de bonne éducation, ou bien si, au fond de son âme, il ne croit pas du tout aux grandes douleurs de l’âme et si, lorsqu’on les nomme en sa présence, il se passe en lui quelque chose d’analogue à ce qui arrive lorsque l’on parle de souffrances physiques — il pense alors de suite à ses maux de dents et d’estomac. Il me semble qu’il en est ainsi chez la plupart des gens. Or, de cet universel manque d’exercice dans la douleur sous les deux espèces, et de l’aspect peu fréquent d’un homme qui souffre, il résulte une conséquence importante : on déteste maintenant la douleur, bien plus que ne faisaient les hommes anciens, on dit d’elle plus de mal que jamais, on trouve même presque insupportable l’existence d’une douleur, ne fût-ce que comme idée , et à l’existence tout entière, on en fait une question de conscience et un reproche. La naissance de philosophies pessimistes n’est absolument pas l’indice de grandes et terribles misères ; mais ces mises en question de la valeur de vie en général se produisent en des temps où l’affinement et l’allègement de l’existence trouvent déjà trop sanglantes et trop malignes les inévitables piqûres de mouches de l’âme et du corps, et voudraient faire apparaître, dans la pénurie de véritables expériences douloureuses, l’ imagination du supplice comme une souffrance d’espèce supérieure. — Il y aurait bien un remède contre les philosophies pessimistes et la trop grande sensibilité qui me semble être la véritable « misère du présent » : — mais peut-être ce remède paraîtrait-il trop cruel et serait-il lui-même compté parmi les symptômes sur lesquels on se base pour prétendre maintenant que « l’existence est quelque chose de mauvais ». Eh bien ! le remède contre la « misère » s’appelle : misère .
LA GÉNÉROSITÉ ET CE QUI LUI RESSEMBLE. — Les phénomènes paradoxaux, tels que la froideur soudaine dans l’attitude d’un homme sentimental ; tels que l’humour du mélancolique, tels que, avant tout, la générosité , en tant que renoncement soudain à la vengeance ou à la satisfaction de l’envie — se présentent chez les hommes qui possèdent une puissante force centrifuge, chez les hommes qui sont pris d’une soudaine satiété et d’un dégoût subit. Leurs satisfactions sont si rapides et si violentes qu’elles sont immédiatement suivies d’antipathie, de répugnance et de fuite dans le goût opposé : dans ces contrastes se résolvent les crises du sentiment, chez l’un par une froideur subite, chez l’autre par un accès d’hilarité, chez un troisième par les larmes et le sacrifice de soi. L’homme généreux — du moins l’espèce d’hommes généreux qui a toujours fait le plus d’impression — me paraît être l’homme d’une extrême soif de vengeance qui voit, tout proche de lui, la possibilité d’un assouvissement et qui, vidant la coupe jusqu’à sa dernière goutte, se satisfait déjà en imagination , de sorte qu’un énorme et rapide dégoût suit cette débauche ; — il s’élève alors « au-dessus de lui-même », comme on dit, il pardonne à son ennemi, il le bénit même et le vénère. Avec cette violation de son moi, avec cette raillerie de son instinct de vengeance, tout à l’heure encore si puissant, il ne fait que céder à un nouvel instinct qui vient de se manifester puissamment en lui (le dégoût), et cela avec la même débauche impatiente qu’il avait mise tout à l’heure à prélever dans son imagination, à épuiser, en quelque sorte, la joie de la vengeance. Il y a dans la générosité le même degré d’égoïsme que dans la vengeance, mais cet égoïsme est d’une autre qualité.
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