COMMERCE ET NOBLESSE. — La vente et l’achat paraissent maintenant vulgaires, tout comme l’art de lire et d’écrire ; chacun y est exercé, même lorsqu’il n’est pas commerçant, et il s’exerce encore chaque jour dans cette matière : tout comme autrefois, à l’âge des hommes plus sauvages, chacun était chasseur et s’exerçait jour pour jour dans l’art de la chasse. À cette époque-là la chasse était vulgaire : mais tout comme celle-ci finit par devenir un privilège des puissants et des nobles et perdit ainsi son caractère journalier et vulgaire, par le fait qu’elle cessa d’être nécessaire pour se changer en objet de plaisir et de luxe : — il pourrait en advenir une fois de même de l’achat et de la vente. On peut imaginer des conditions de la société où l’on ne vend ni n’achète et où la nécessité de cet art se perd peu à peu complètement ; peut-être qu’alors il y aura des individus moins soumis aux lois de la condition générale qui se permettront l’achat et la vente comme un luxe du sentiment . Alors seulement le commerce prendrait de la distinction et les nobles s’en occuperaient peut-être tout aussi volontiers qu’ils s’occupent jusqu’à présent de guerre et de politique : tandis qu’au contraire il se pourrait que les évaluations de la politique fussent complètement transformées. Maintenant déjà la politique cesse d’être le métier du gentilhomme : et il serait possible qu’on la trouvât un jour tellement vulgaire qu’on la rangerait, comme toute littérature de partis et de journaux, sous la rubrique « prostitution de l’esprit ».
DISCIPLES QUE L’ON NE SOUHAITAIT POINT. — Que dois-je faire de ces deux jeunes gens, s’écria avec humeur un philosophe qui « corrompait » la jeunesse, comme Socrate l’avait corrompue autrefois. — Ce sont des disciples qui m’arrivent mal à propos. Celui-ci ne sait pas dire « non » et cet autre répond à toutes choses « entre les deux ». En admettant qu’ils saisissent ma doctrine, le premier souffrirait trop, car mes idées exigent une âme guerrière, un désir de faire mal, un plaisir de la négation, une enveloppe dure — il succomberait à ses plaies ouvertes et à ses plaies intérieures. Et l’autre, de toutes les causes qu’il défend, s’accommoderait une partie moyenne pour en faire quelque chose de médiocre, — je souhaite un pareil disciple à mon ennemi.
AU DEHORS DES SALLES DE COURS. — « Pour vous démontrer que l’homme fait au fond partie des animaux d’un bon naturel, je vous ferai souvenir de sa longue crédulité. Maintenant seulement, très tard et après une énorme victoire sur soi-même, il est devenu un animal méfiant, — oui ! l’homme est maintenant plus méchant que jamais. » — Je ne comprends pas cela : pourquoi l’homme serait-il maintenant plus méfiant et plus méchant ? — « Puisqu’il a maintenant une science, — puisqu’il a besoin d’une science ! » —
HISTORIA ABSCONDITA. — Tout grand homme possède une force rétroactive : à cause de lui toute l’histoire est remise sur la balance, et mille secrets du passé sortent de leur cachette — pour être éclairés par son soleil. Il n’est pas du tout possible de prévoir tout ce qui sera encore de l’histoire. Le passé peut-être demeure encore tout à fait inexploré ! Il est encore besoin de beaucoup de forces rétroactives.
HÉRÉSIE ET SORCELLERIE. — Penser autrement que ce n’est l’usage — c’est beaucoup moins l’effet d’une meilleure intelligence que l’effet de penchants forts et méchants, de penchants séparateurs, isolants, hautains, moqueurs, perfides. L’hérésie est la contre-partie de la sorcellerie, elle est tout aussi peu quelque chose d’innocent ou même de vénérable en soi. Les hérétiques et les sorciers sont deux catégories d’hommes méchants : ils ont ceci en commun que, non seulement ils sont méchants, mais qu’ils se sentent aussi méchants. Leur désir insurmontable c’est de causer un dommage à ce qui règne (hommes ou opinions). La Réforme, une espèce de redoublement de l’esprit du Moyen âge, à une époque où le Moyen âge n’avait plus pour lui la bonne conscience, les produisit tous deux en abondance.
DERNIÈRES PAROLES. — On se souvient peut-être que l’empereur Auguste, cet homme terrible qui se possédait et qui savait se taire, tout aussi bien qu’un sage comme Socrate, devint indiscret à l’égard de lui-même par ses dernières paroles : il laissa pour la première fois tomber son masque lorsqu’il donna à entendre qu’il avait porté un masque et joué la comédie, — il avait joué à la perfection le père de la patrie et la sagesse sur le trône, jusqu’à donner la complète illusion ! Plaudite, amici, comœdia finita est ! — La pensée de Néron mourant : qualis artifex pereo ! fut aussi la pensée d’Auguste mourant : Vanité d’histrion ! Loquacité d’histrion ! Et c’est bien la contre-partie de Socrate mourant ! — Mais Tibère mourut en silence, lui qui fut le plus tourmenté de ceux qui se tourmentèrent eux-mêmes, — celui-ci fut vrai et ne fut point un comédien ! Qu’est-ce qui a bien pu lui passer par la tête à sa dernière heure ! Peut-être ceci : « La vie — c’est là une longue mort. Quel fou j’ai été de raccourcir tant d’existences ! Étais-je fait, moi , pour être un bienfaiteur ? J’aurais dû leur donner la vie éternelle : ainsi j’aurais pu les voir mourir éternellement. J’aurais de si bons yeux pour cela : qualis spectator pereo ! » Lorsque, après une longue agonie, il sembla reprendre des forces, on jugea bon de l’étouffer avec des oreillers, — il mourut ainsi d’une double mort.
DE TROIS ERREURS. — Dans les derniers siècles on a fait avancer la science, soit parce que, avec elle et par elle, on espérait le mieux comprendre la bonté et la sagesse de Dieu — le principal motif dans l’âme des grands Anglais (comme Newton) — soit parce que l’on croyait à l’utilité absolue de la connaissance, surtout au lien le plus intime entre la morale, la science et le bonheur — principal motif dans l’âme des grands Français (comme Voltaire) —, soit parce que l’on croyait posséder et aimer dans la science quelque chose de désintéressé, d’inoffensif, quelque chose qui se suffit à soi-même, quelque chose de tout à fait innocent, à quoi les mauvais instincts de l’homme ne participent nullement — le motif principal dans l’âme de Spinoza, qui, en tant que connaisseur, se sentait divin : — donc pour trois erreurs !
LES EXPLOSIFS. — Si l’on considère combien la force chez les jeunes gens est immobilisée dans son besoin d’explosion, on ne s’étonnera plus de voir combien ils manquent de finesse et de préférence pour se décider en faveur de telle ou telle cause. Ce qui les attire, c’est le spectacle de l’ardeur qui entoure une cause et, en quelque sorte, le spectacle de la mèche allumée, — et non la cause en elle-même. C’est pourquoi les séducteurs les plus subtils s’entendent à leur faire espérer l’explosion plutôt qu’à les persuader par des raisons : on ne gagne pas avec des arguments ces vrais barils à poudre.
GOÛT CHANGÉ. — Le changement du goût général est plus important que celui des opinions ; les opinions, avec toutes les preuves, les réfutations et toute la mascarade intellectuelle ne sont que des symptômes d’un changement de goût et certainement pas, ce pour quoi on les tient encore généralement, les causes de ce changement de goût. Comment se transforme le goût général ? Par le fait que des individus puissants et influents prononcent sans honte leur hoc est ridiculum, hoc est absurdum , c’est-à-dire le jugement de leur goût et de leur dégoût, et qu’ils imposent ce jugement avec tyrannie : — ils imposent ainsi une contrainte à beaucoup de gens, une contrainte qui se change peu à peu en une habitude chez plusieurs et finalement en un besoin de tout le monde . Mais ce fait que les individus ont d’autres sensations et d’autres goûts a généralement sa raison dans la singularité de leur façon de vivre, de se nourrir et de digérer, il est peut-être dû à la présence d’une dose plus ou moins grande de sels inorganiques dans leur sang et dans leur cerveau, en un mot à la propriété de leur caractère physique : mais ils ont le courage d’avouer leurs habitudes physiques et d’en écouter les exigences dans les nuances les plus fines : leurs jugements esthétiques et moraux font partie de ces « fines nuances » du caractère physique.
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