DIFFÉRENTS MÉCONTENTEMENTS. — Les mécontents faibles et en quelque sorte féminins sont les plus inventifs à rendre la vie plus belle et plus profonde ; les mécontents forts — les hommes parmi les mécontents, pour rester dans l’image — sont les plus inventifs à améliorer et à étayer la vie. Les premiers montrent leur faiblesse et leur féminité en ceci qu’ils aiment à se laisser tromper, de temps en temps, et qu’ils se contentent parfois d’un peu d’ivresse et d’enthousiasme, mais qu’en général on ne peut pas les satisfaire et qu’ils souffrent de l’incurabilité de leur mécontentement ; de plus ils encouragent tous ceux qui savent créer des consolations opiatives et narcotiques et en veulent, à cause de cela, à ceux qui placent le médecin plus haut que le pasteur, — c’est ainsi qu’ils entretiennent la continuité des véritables calamités ! S’il n’y avait pas eu en Europe, depuis l’époque du Moyen âge, un grand nombre de mécontents de cette espèce, la célèbre faculté européenne d’ évolution continuelle ne se serait peut-être pas du tout formée : car les prétentions des mécontents forts sont trop grossières et en somme trop modestes pour que l’on n’arrive pas à les faire se tenir tranquilles. La Chine donne l’exemple d’un pays où le mécontentement en grand et la faculté d’évolution ont disparu depuis plusieurs siècles ; les socialistes et les idolâtres de l’État en Europe, avec leurs mesures d’amélioration et de garantie de la vie, pourraient facilement amener l’Europe à des conditions chinoises et à un « bonheur » chinois, à condition qu’ils puissent extirper d’abord ce mécontentement et ce romantisme maladifs, tendres et féminins qui, pour le moment, existent encore en abondance. L’Europe est un malade qui doit la plus grande reconnaissance à son incurabilité et aux éternelles transformations de son mal ; ces situations toujours nouvelles, ces dangers, ces douleurs, ces moyens d’inquisition, également toujours nouveaux, ont fini par engendrer une irritabilité intellectuelle qui équivaut presque au génie et certainement à la mère de tout génie.
NE PAS ÊTRE PRÉDESTINÉ À LA CONNAISSANCE. — Il existe une humilité naïve, assez fréquente en somme, qui, lorsqu’on la possède, vous rend, une fois pour toutes, impropre à être disciple de la connaissance. Car, au moment où un homme de cette espèce aperçoit quelque chose qui le frappe, il se retourne en quelque sorte sur lui-même et se dit : « Tu t’es trompé ! Où avais-tu tes sens ! Cela ne peut pas être la vérité ! » — Et alors, au lieu d’y regarder encore une fois de plus près, au lieu de prêter encore l’oreille, il s’enfuit intimidé et évite de rencontrer la chose frappante qu’il cherche à se sortir de la tête aussi vite que possible. Son canon intérieur dit : « Je ne veux rien voir qui soit en contradiction avec l’opinion courante sur les choses ! Suis-je fait, moi, pour découvrir des vérités nouvelles ? Il y en a déjà trop d’anciennes. »
QUE SIGNIFIE VIVRE. — Vivre — cela signifie : repousser sans cesse quelque chose qui veut mourir. Vivre — cela signifie : être cruel et implacable contre tout ce qui, en nous, devient faible et vieux, et pas seulement en nous. Vivre cela signifierait donc : être sans pitié pour les agonisants, les misérables, les vieillards ? Être sans cesse assassin ? — Et pourtant le vieux Moïse a dit : « Tu ne tueras point ! »
LE RENONCIATEUR. — Que fait celui qui renonce ? Il aspire à un monde supérieur, il veut s’envoler plus loin et plus haut que tous les hommes de l’affirmation, — il jette loin de lui beaucoup de choses qui alourdiraient son vol, et parmi ces choses il y en a qui ont de la valeur et qu’il aime : il sacrifie tout cela à son désir des hauteurs. Or, c’est ce sacrifice et ce rejet qui sont seuls visibles en lui : c’est pour cela qu’on lui donne le nom de renonciateur, et c’est comme tel qu’il se dresse devant nous drapé dans son froc, et comme s’il était l’âme d’un silice. Mais il est très satisfait de cette impression qu’il nous produit : il veut cacher à nos yeux son désir, sa fierté, son intention de s’élever dans les airs, au-dessus de nous. Oui ! il est plus fin que nous ne le pensions, et si poli avec nous — cet affirmateur ! Car il est cela tout comme nous, même dans sa renonciation.
NUIRE AVEC CE QUE L’ON A DE MEILLEUR. — Il arrive que nos forces nous poussent tellement en avant que nous ne pouvons plus supporter nos faiblesses et que nous périssons par elles : il nous arrive bien aussi de prévoir ce résultat, et pourtant nous ne voulons pas qu’il en soit autrement. Alors nous nous faisons durs à l’égard de ce qui devrait être ménagé en nous, et notre grandeur est aussi notre barbarie. Une telle catastrophe que nous finissons par payer de notre vie est un exemple de l’influence générale qu’exercent les grands hommes sur les autres et sur leur époque : — justement avec ce qu’ils ont de meilleurs, avec ce qu’eux seuls savent faire ils ruinent beaucoup d’êtres faibles, incertains, qui sont encore dans le devenir et le vouloir — et c’est par cela qu’ils sont nuisibles. Le cas peut même se présenter où, somme toute, ils ne font que nuire, puisque ce qu’ils ont de meilleur n’est absorbé, en quelque sorte dégusté, que par ceux qui y perdent leur raison et leur ambition, comme sous l’influence d’une boisson forte : ils sont mis dans un tel état d’ivresse que leurs membres se briseront sur tous les faux chemins où les conduira leur ivresse.
CEUX QUI AJOUTENT UN MENSONGE. — Lorsqu’en France on commença à combattre l’unité d’Aristote et, par conséquent, aussi à la défendre, on put voir de nouveau ce que l’on voit souvent, mais toujours avec beaucoup de déplaisir : — on se mentit à soi-même pour trouver les raisons qui font subsister ces lois, rien que pour ne pas avouer que l’on s’était habitué à leur domination et que l’on ne voulait plus entendre parler d’autre chose. Et c’est ainsi que l’on agit dans toute morale, dans toute religion régnantes, et l’on a toujours agi ainsi : les intentions que l’on met derrière l’habitude sont toujours ajoutées mensongèrement lorsque quelqu’un commence à nier l’habitude et à demander les raisons et les intentions. C’est là que se trouve la grande mauvaise foi des conservateurs de toutes les époques : — ils ajoutent des mensonges.
COMÉDIE DES HOMMES CÉLÈBRES. — Les hommes célèbres qui ont besoin de leur gloire, comme par exemple tous les politiciens, ne choisissent plus leurs amis et leurs alliés sans arrière-pensée : de celui-ci ils veulent un peu de l’éclat et du reflet de sa vertu, de celui-là la crainte qu’inspirent certaines qualités douteuses que chacun lui connaît. À un autre ils volent sa réputation de paresseux, de fainéant, puisqu’il est utile à leur but de passer par moments pour inattentif et indolent : — ils cachent ainsi qu’ils sont aux aguets ; tantôt ils ont besoin auprès d’eux du fantaisiste, tantôt du chercheur, tantôt du pédant, en quelque sorte comme la présence de leur propre personne, mais il arrive tout aussi souvent qu’ils n’ont plus besoin de tous ceux-là ! Et ainsi dépérissent sans cesse leurs entourages et leurs aspects extérieurs, tandis que tout semble vouloir se pousser dans cet entourage et vouloir lui donner du « caractère » ; en cela ils ressemblent aux grandes villes. Leur réputation se transforme sans cesse tout comme leur caractère, car leurs moyens changeants exigent ce changement et poussent en avant tantôt l’une tantôt l’autre de leurs qualités réelles ou supposées, pour les mettre en scène : leurs amis et leurs alliés font partie de ces qualités de scène. Par contre il faut que ce qu’ils veulent demeure d’autant plus ferme, comme édifié en bronze et rayonnant au loin, — et cela aussi a parfois besoin de sa comédie et de son jeu de scène.
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