Car la panne d’oxygène n’est pas sensible à l’organisme. Elle se traduit par une euphorie vague qui aboutit, en quelques secondes, à l’évanouissement, et en quelques minutes à la mort. Le contrôle permanent du débit de cet oxygène est donc indispensable, ainsi que le contrôle, par le pilote, de l’état de ses passagers.
Je pince donc à petits coups le tuyau d’alimentation de mon masque, afin de goûter sur mon nez les bouffées chaudes qui apportent la vie.
En somme je fais mon métier. Je n’éprouve rien d’autre que le plaisir physique d’actes nourris de sens qui se suffisent à eux-mêmes. Je n’éprouve ni le sentiment d’un grand danger (j’étais autrement inquiet en m’habillant), ni le sentiment d’un grand devoir. Le combat entre l’Occident et le Nazisme devient, cette fois-ci, à l’échelle de mes actes, une action sur des manettes, des leviers et des robinets. C’est bien ainsi. L’amour de son Dieu, chez le sacristain, se fait amour de l’allumage des cierges. Le sacristain va d’un pas égal, dans une église qu’il ne voit pas, et il est satisfait de faire fleurir l’un après l’autre les candélabres. Quand tous sont allumés, il se frotte les mains. Il est fier de soi.
Moi j’ai admirablement réglé le pas de mes hélices, et je tiens mon cap à un degré près. Ça doit émerveiller Dutertre, si toutefois il observe un peu le compas…
— Dutertre… je… le cap au compas… ça va ?
— Non mon Capitaine. Trop de dérive. Obliquez à droite.
Tant pis !
— Mon Capitaine on passe les lignes. Je commence mes photos. Quelle altitude à votre altimètre ?
— Dix mille.
— Capitaine… compas !
Exact. J’ai obliqué à gauche. Ce n’est point par hasard… C’est la ville d’Albert qui me repousse. Je la devine très loin, à l’avant. Mais elle pèse déjà contre mon corps de tout le poids de son « interdiction à priori ». Quelle mémoire se dissimule donc dans l’épaisseur des membres ! Mon corps se souvient des chutes subies, des fractures du crâne, des comas visqueux comme du sirop, des nuits d’hôpital. Mon corps craint les coups. Il cherche à éviter Albert. Quand je ne le surveille pas, il oblique à gauche. Il tire sur la gauche, à la façon d’un vieux cheval qui se méfierait, pour la vie, de l’obstacle qui l’a, une fois, effrayé. Et il s’agit bien de mon corps… non de mon esprit… C’est quand je suis distrait que mon corps en profite sournoisement, et escamote Albert.
Car je n’éprouve rien qui soit bien pénible. Je ne souhaite plus manquer la mission. J’ai cru tout à l’heure former ce souhait. Je me disais : « Les laryngophones seront en panne. J’ai bien sommeil. J’irai dormir. » Je me faisais de ce lit de paresse une image merveilleuse. Mais je savais aussi, en profondeur, qu’il n’est rien à attendre d’une mission manquée, sinon une sorte d’inconfort aigre. C’est comme si une mue nécessaire avait échoué.
Cela me rappelle le collège… Lorsque j’étais petit garçon…
— … Capitaine !
— Quoi !
— Non, rien… je croyais voir…
Je n’aime guère ce qu’il croyait voir.
Oui… quand on est petit garçon, au collège, on se lève trop tôt. On se lève à six heures du matin. Il fait froid. On se frotte les yeux, et l’on souffre d’avance de la triste leçon de grammaire. C’est pourquoi l’on rêve de tomber malade pour se réveiller à l’infirmerie, où des religieuses à cornette blanche vous apporteront au lit des tisanes sucrées. On se fait mille illusions sur ce paradis. Alors bien sûr, si je souffrais d’un rhume, je toussais un peu plus qu’il n’était nécessaire. Et, de l’infirmerie où je me réveillais, j’entendais sonner la cloche pour les autres. Si j’avais un peu trop triché, cette cloche me punissait bien : elle me changeait en fantôme. Elle sonnait, au dehors, des heures véritables, celles de l’austérité des classes, celles du tumulte des récréations, celles de la chaleur du réfectoire. Elle fabriquait aux vivants, là dehors, une existence dense, riche de misères, d’impatiences, de jubilations, de regrets. Moi j’étais volé, oublié, écœuré des tisanes fades, du lit moite et des heures sans visage.
Il n’est rien à attendre d’une mission manquée.
Certes parfois, comme aujourd’hui, la mission ne peut satisfaire. Il est si évident que nous jouons un jeu qui imite la guerre. Nous jouons aux gendarmes et aux voleurs. Nous observons correctement la morale de nos livres d’Histoire et les règles de nos manuels. Ainsi j’ai roulé cette nuit, en voiture, sur le terrain. Et la sentinelle de garde a, selon la consigne, croisé la baïonnette face à cette voiture qui, tout aussi bien, eût été un tank ! Nous jouons à croiser la baïonnette devant des tanks.
Comment nous exalterions-nous sur ces charades un peu cruelles, où nous tenons un rôle si évident de figurants, quand on nous demande de le tenir jusqu’à la mort ? C’est trop sérieux, la mort, pour une charade.
Qui s’habillerait dans l’exaltation ? Personne. Hochedé lui-même, qui est une sorte de saint, qui a atteint cet état de don permanent qui est sans doute l’achèvement de l’homme, Hochedé, lui-même, se réfugie dans le silence. Les camarades qui s’habillent se taisent donc, l’air bourru, et ce n’est point par pudeur de héros. Cet air bourru ne masque aucune exaltation. Il dit ce qu’il dit. Et je le reconnais. C’est l’air bourru du gérant qui ne comprend rien aux consignes que lui a dictées un maître absent. Et qui cependant demeure fidèle. Tous les camarades rêvent de leur chambre calme, mais il n’est pas, chez nous, un seul d’entre eux qui choisirait véritablement d’aller dormir !
Car l’important n’est pas de s’exalter. Il n’est, dans la défaite, aucun espoir d’exaltation. L’important est de s’habiller, de monter à bord, de décoller. Ce que l’on en pense soi-même n’a aucune importance. Et l’enfant qui s’exalterait à l’idée des leçons de grammaire m’apparaîtrait comme prétentieux et suspect. L’important est de se gérer dans un but qui ne se montre pas dans l’instant. Ce but n’est point pour l’Intelligence, mais pour l’Esprit. L’Esprit sait aimer, mais il dort. La tentation, je connais en quoi elle consiste aussi bien qu’un Père de l’Église. Être tenté, c’est être tenté, quand l’Esprit dort, de céder aux raisons de l’Intelligence.
À quoi sert que j’engage ma vie dans ce glissement de montagne ? Je l’ignore. On m’a répété cent fois : « Laissez-vous affecter ici ou là. Là est votre place. Vous y serez plus utile qu’en escadrille. Les pilotes, on peut en former par milliers… » La démonstration était péremptoire. Toutes les démonstrations sont péremptoires. Mon intelligence approuvait mais mon instinct l’emportait sur l’intelligence.
Pourquoi ce raisonnement m’apparaissait-il comme illusoire alors que je n’avais rien à lui objecter ? Je me disais : « Les intellectuels se tiennent en réserve, comme des pots de confiture, sur les étagères de la Propagande, pour être mangés après la guerre… » Ce n’était pas une réponse !
Aujourd’hui encore, comme les camarades, j’ai décollé contre tous les raisonnements, toutes les évidences, toutes les réactions de l’instant. Viendra bien l’heure où je connaîtrai que j’avais raison contre ma raison. Je me suis promis, si je vis, cette promenade nocturne à travers mon village. Alors, peut-être, m’habituerai-je enfin moi-même. Et je verrai.
Peut-être n’aurai-je rien à dire sur ce que je verrai. Quand une femme me paraît belle, je n’ai rien à en dire. Je la vois sourire, tout simplement. Les intellectuels démontent le visage, pour l’expliquer par les morceaux, mais ils ne voient plus le sourire.
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