– La trouvez-vous suffisamment instruite pour lui accorder ce sacrement, que l’infortunée n’a sans doute pas encore reçu?
– Tout à l’heure en m’en retournant avec elle au presbytère, je la préviendrai que cette cérémonie se fera probablement dans quinze jours.
– Peut-être, monsieur le curé, présiderez-vous un jour une autre cérémonie aussi bien douce et bien grave…
– Que voulez-vous dire?
– Si Marie était aimée autant qu’elle le mérite, si elle distinguait un brave et honnête homme, pourquoi ne se marierait-elle pas?
L’abbé secoua tristement la tête et répondit:
– La marier! Songez-y donc, madame Georges, la vérité ordonnera de tout dire à celui qui voudrait épouser Marie… Et quel homme, malgré ma caution et la vôtre, affronterait le passé qui a souillé la jeunesse de cette malheureuse enfant! Personne ne voudra d’elle.
– Mais M. Rodolphe est si généreux! Il fera pour sa protégée plus qu’il n’a fait encore… Une dot…
– Hélas dit le curé en interrompant M meGeorges, malheur à Marie, si la cupidité doit seule apaiser les scrupules de celui qui l’épousera! Elle serait vouée au sort le plus pénible; de cruelles récriminations suivraient bientôt une telle union.
– Vous avez raison, monsieur l’abbé, cela serait horrible. Ah! quel malheureux avenir lui est donc réservé!
– Elle a de grandes fautes à expier, dit gravement le curé.
– Mon Dieu! monsieur l’abbé, abandonnée si jeune, sans ressources, sans appui, presque sans notions du bien et du mal, entraînée malgré elle dans la voie du vice comment n’aurait-elle pas failli?
– Le bon sens moral aurait dû la soutenir, l’éclairer; et d’ailleurs a-t-elle tâché d’échapper à cet horrible sort? Les âmes charitables sont-elles donc si rares à Paris?
– Non, sans doute; mais où aller les chercher? Avant que d’en découvrir une, que de refus, que d’indifférence! Et puis, pour Marie il ne s’agissait pas d’une aumône passagère, mais d’un intérêt continu qui l’eût mise à même de gagner honorablement sa vie… Bien des mères sans doute auraient eu pitié d’elle, mais il fallait avoir le bonheur de les rencontrer. Ah! croyez-moi, j’ai connu la misère… À moins d’un hasard providentiel semblable à celui qui, hélas! trop tard, a fait connaître Marie à M. Rodolphe; à moins, dis-je, d’un de ces hasards, les malheureux, presque toujours brutalement repoussés à leurs premières demandes, croient la pitié introuvable, et pressés par la faim… la faim si impérieuse, ils cherchent souvent dans le vice des ressources qu’ils désespèrent d’obtenir dans la commisération.
À ce moment, la Goualeuse entra dans le salon.
– D’où venez-vous, mon enfant? lui demanda M meGeorges avec intérêt.
– De visiter le fruitier, madame, après avoir fermé les portes de la basse-cour. Les fruits sont très-bien conservés, sauf quelques-uns que j’ai ôtés.
– Pourquoi n’avez-vous pas dit à Claudine de faire cette besogne, Marie? Vous vous serez encore fatiguée.
– Non, non, madame, je me plais tant dans mon fruitier, cette bonne odeur de fruits mûrs est si douce!
– Il faudra, monsieur le curé, que vous visitiez un jour le fruitier de Marie, dit M meGeorges. Vous ne vous figurez pas avec quel goût elle l’a arrangé: des guirlandes de raisin séparent chaque espèce de fruits, et ceux-ci sont encore divisés en compartiments par des bordures de mousse.
– Oh! monsieur le curé, je suis sûre que vous serez content, dit ingénument la Goualeuse. Vous verrez comme la mousse fait un joli effet autour des pommes bien rouges ou des belles poires couleur d’or. Il y a surtout des pommes d’api qui sont si gentilles, qui ont de si charmantes couleurs roses et blanches qu’elles ont l’air de petites têtes de chérubins dans un nid de mousse verte, ajouta la jeune fille avec l’exaltation de l’artiste pour son œuvre. Le curé regarda M meGeorges en souriant et dit à Fleur-de-Marie:
– J’ai admiré la laiterie que vous dirigez, mon enfant; elle ferait l’envie de la ménagère la plus difficile; un de ces jours j’irai aussi admirer votre fruitier, et ces belles pommes rouges, et ces belles poires couleur d’or, et surtout ces jolies pommes-chérubins dans leur lit de mousse. Mais voici le soleil tout à l’heure couché; vous n’aurez que le temps de me conduire au presbytère et de revenir ici avant la nuit… Prenez votre mante et partons, mon enfant… Mais au fait, j’y songe, le froid est bien vif; restez, quelqu’un de la ferme m’accompagnera.
– Ah! monsieur le curé, vous la rendriez malheureuse, dit M meGeorges, elle est si contente de vous reconduire ainsi chaque soir!
– Monsieur le curé, ajouta la Goualeuse en levant sur le prêtre ses grands yeux bleus et timides, je croirais que vous n’êtes pas content de moi, si vous ne me permettiez pas de vous accompagner comme d’habitude.
– Moi? Pauvre enfant… prenez donc vite, vite, votre mante alors, et enveloppez-vous bien.
Fleur-de-Marie se hâta de jeter sur ses épaules une sorte de pelisse à capuchon en grosse étoffe de laine blanchâtre bordée d’un ruban de velours noir et offrit son bras au curé.
– Heureusement, dit celui-ci, qu’il n’y a pas loin et que la route est sûre…
– Comme il est un peu plus tard aujourd’hui que les autres jours, reprit M meGeorges, voulez-vous que quelqu’un de la ferme aille avec vous, Marie?
– On me prendrait pour une peureuse…, dit Marie en souriant. Merci, madame, ne dérangez personne pour moi; il n’y a pas un quart d’heure de chemin d’ici au presbytère, je serai de retour avant la nuit.
– Je n’insiste pas, car jamais, Dieu merci! on n’a entendu parler de vagabonds dans ce pays.
– Sans cela, je n’accepterais pas le bras de cette chère enfant, dit le curé, quoiqu’il me soit d’un grand secours.
Bientôt l’abbé quitta la ferme appuyé sur le bras de Fleur-de-Marie, qui réglait son pas léger sur la marche lente et pénible du vieillard.
Quelques minutes après, le prêtre et la Goualeuse arrivèrent auprès du chemin creux où étaient embusqués le Maître d’école, la Chouette et Tortillard.
Fin de la deuxième partie
(1842 – 1843)
[1]Chourineur: donneur de coups de couteau. (Nous n’abuserons pas longtemps de cet affreux langage d’argot, nous en donnerons seulement quelques spécimens caractéristiques.)
[2]La Chanteuse
[3]L’eau-de-vie.
[4]Si ta bourse est vide.
[5]Je te crève les yeux avec mes ciseaux.
[6]Du sang répandu.
[7]Je suis un bandit qui n’est pas un poltron.
[8]Que je te tue.
[9]Sous le réverbère.
[10]Je m’avoue vaincu, j’en ai assez.
[11]Agi en traître.
[12]Dieu.
[13]Les prêtres.
[14]Tu parles argot.
[15]Voleur.
[16]Donné des coups de couteau à un homme.
[17]Aux galères.
[18]Aux juges.
[19]Volé.
[20]Boire.
[21]Souper.
[22]La tête.
[23]Sa nouvelle femme.
[24]Mouchard.
[25]Dénoncer mes pratiques.
[26]Assassins.
[27]Tu bois donc toujours de l’eau-de-vie?
[28]J’aime mieux jeûner et avoir des savates (des philosophes) aux pieds que d’être sans eau-de-vie dans le gosier et sans tabac dans ma pipe.
[29]Est-ce que tu ne vas pas nous chanter une de tes chansons?
[30]Un arlequin est un ramassis de viande, de poisson et de toutes sortes de restes provenant de la desserte de la table des domestiques des grandes maisons. Nous sommes honteux de ces détails, mais ils concourent à l’ensemble de ces mœurs étranges.
[31]Mon bourgeois, mon maître.
[32]La paille.
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