– Ne sortez pas d’ici, vous avez failli tout perdre…
– Mais enfin, monsieur, reprit M. Robert d’un ton impatient et courroucé, me direz-vous ce que cela signifie? Qui vous êtes et de quel droit?…
– Cela signifie, monsieur, que M. d’Harville sait tout, qu’il a suivi sa femme jusqu’à votre porte, et qu’il la suit là-haut!
– Ah! mon Dieu, mon Dieu! s’écria Charles Robert en joignant les mains avec épouvante. Mais qu’est-ce qu’elle va faire là-haut?
– Peu vous importe; restez chez vous et ne sortez pas avant que la portière vous avertisse.
Laissant M. Robert aussi effrayé que stupéfait, Rodolphe descendit à la loge.
– Eh bien! dites donc, s’écria M mePipelet d’un air rayonnant, ça chauffe, ça chauffe! Il y a un monsieur qui suit la petite dame. C’est sans doute le mari, le jaunet; j’ai deviné ça tout de suite, je l’ai fait monter. Il va se massacrer avec le commandant, ça fera du bruit dans le quartier, on fera queue pour venir voir la maison comme on a été voir le n° 36, où il s’est commis un assassin.
– Ma chère madame Pipelet, voulez-vous me rendre un grand service? (Et Rodolphe mit cinq louis dans la main de la portière.) Lorsque cette petite dame va descendre… demandez-lui comment vont les pauvres Morel; dites-lui qu’elle fait une bonne œuvre en les secourant, ainsi qu’elle l’avait promis en venant prendre des informations sur eux.
M mePipelet regardait l’argent et Rodolphe avec stupeur.
– Comment… monsieur, cet or… c’est pour moi?… et cette petite dame… elle n’est donc pas chez le commandant?
– Le monsieur qui la suit est le mari. Avertie à temps, la pauvre femme a pu monter chez les Morel, à qui elle a l’air d’apporter des secours; comprenez-vous?
– Si je comprends!… Il faut que je vous aide à enfoncer le mari… ça me va… comme un gant!… Eh! eh! eh! on dirait que je n’ai fait que ça toute ma vie… dites donc!…
Ici on vit le chapeau tromblon de M. Pipelet se redresser brusquement dans la pénombre de la loge.
– Anastasie, dit gravement Alfred, voilà que tu ne respectes rien du tout sur la terre, comme M. César Bradamanti; il est des choses qu’on ne doit jamais mécaniser, même dans le charme de l’intimité…
– Voyons, voyons, vieux chéri, ne fais pas la bégueule et les yeux en boule de loto… tu vois bien que je plaisante. Est-ce que tu ne sais pas qu’il n’y a personne au monde qui puisse se vanter de… Enfin suffit… Si j’oblige cette jeunesse, c’est pour obliger notre nouveau locataire qui est si bon. Puis, se retournant vers Rodolphe: Vous allez me voir travailler!… voulez-vous rester là dans le coin derrière le rideau?… Tenez, justement je les entends.
Rodolphe se hâta de se cacher.
M. et M med’Harville descendaient. Le marquis donnait le bras à sa femme.
Lorsqu’ils arrivèrent en face de la loge, les traits de M. d’Harville exprimaient un bonheur profond, mêlé d’étonnement et de confusion.
Clémence était calme et pâle.
– Eh bien! ma bonne petite dame…, s’écria M mePipelet en sortant de sa loge, vous les avez vus, ces pauvres Morel? J’espère que ça fend le cœur? Ah! mon Dieu! c’est une bien bonne œuvre que vous faites là… Je vous l’avais dit qu’ils étaient fameusement à plaindre, la dernière fois que vous êtes venue aux informations! Soyez tranquille, allez, vous n’en ferez jamais assez pour de si braves gens… n’est-ce pas, Alfred?
Alfred, dont la pruderie et la droiture naturelle se révoltaient à l’idée d’entrer dans ce complot anticonjugal, répondit vaguement par une sorte de grognement négatif.
M mePipelet reprit:
– Alfred a sa crampe au pylore, c’est ce qui fait qu’on ne l’entend pas; sans cela il vous dirait, comme moi, que ces pauvres gens vont bien prier le bon Dieu pour vous, ma digne dame!
M. d’Harville regardait sa femme avec admiration et répétait:
– Un ange! un ange! Oh! la calomnie!
– Un ange? Vous avez raison, monsieur, et un bon ange du bon Dieu encore!
– Mon ami, partons, dit M med’Harville, qui souffrait horriblement de la contrainte qu’elle s’imposait depuis son entrée dans cette maison; elle sentait ses forces à bout.
– Partons, dit le marquis.
Il ajouta, au moment de sortir de l’allée:
– Clémence, j’ai bien besoin de pardon et de pitié!…
– Qui n’en a pas besoin? dit la jeune femme avec un soupir.
Rodolphe sortit de sa retraite, profondément ému de cette scène de terreur mélangée de ridicule et de grossièreté, dénoûment bizarre d’un drame mystérieux qui avait soulevé tant de passions diverses.
– Eh bien! dit M mePipelet, j’espère que je l’ai joliment fait aller, le jaunet? Il mettrait maintenant sa femme sous cloche… Pauvre cher homme… Et vos meubles, monsieur Rodolphe, on ne les a pas apportés.
– Je vais m’en occuper… Vous pouvez maintenant avertir le commandant qu’il peut descendre…
– C’est vrai… Dites donc, en voilà une farce!… Il paraît qu’il a loué son appartement pour le roi de Prusse… C’est bien fait… avec ses mauvais douze francs par mois…
Rodolphe sortit.
– Dis donc, Alfred, dit M mePipelet, au tour du commandant, maintenant… Je vais joliment rire!
Et elle monta chez M. Charles Robert: elle sonna; il ouvrit.
– Commandant (et Anastasie porta militairement le dos de sa main à sa perruque), je viens vous déprisonner… Ils sont partis bras dessus bras dessous, le mari et la femme, à votre nez et à votre barbe. C’est égal, vous en réchappez d’une belle… grâce à M. Rodolphe; vous lui devez une fière chandelle!…
– C’est ce monsieur mince, à moustaches, qui est M. Rodolphe?
– Lui-même.
– Qu’est-ce que c’est que cet homme-là?
– Cet homme-là…, s’écria M mePipelet d’un air courroucé, il en vaut bien un autre! deux autres! C’est un commis voyageur, locataire de la maison, qui n’a qu’une pièce et qui ne lésine pas, lui… il m’a donné six francs pour son ménage; six francs et du premier coup… encore! six francs sans marchander!
– C’est bon… c’est bon… tenez, voilà la clef.
– Faudra-t-il faire du feu demain, commandant?
– Non!
– Et après-demain?
– Non! non!
– Eh bien! commandant, vous souvenez-vous? Je vous l’avais bien dit que vous ne feriez pas vos frais.
M. Charles Robert jeta un regard méprisant sur la portière et sortit, ne pouvant comprendre comment un commis voyageur, M. Rodolphe, s’était trouvé instruit de son rendez-vous avec la marquise d’Harville.
Au moment où il sortit de l’allée, il se rencontra avec le petit Tortillard qui arrivait clopinant.
– Te voilà, mauvais sujet, dit M mePipelet.
– La borgnesse n’est pas venue me chercher? demanda l’enfant à la portière, sans lui répondre.
– La Chouette? Non, vilain monstre. Pourquoi donc qu’elle viendrait te chercher?
– Tiens, pour me mener à la campagne, donc! dit Tortillard en se balançant à la porte de la loge.
– Et ton maître?
– Mon père a demandé à M. Bradamanti de me donner congé aujourd’hui… pour aller à la campagne… à la campagne… à la campagne…, psalmodia le fils de Bras-Rouge en chantonnant et en tambourinant sur les carreaux de la loge.
– Veux-tu finir, scélérat… tu vas casser mes vitres! Mais voilà un fiacre.
– Ah! ben! c’est la Chouette, dit l’enfant; quel bonheur d’aller en voiture!
En effet, à travers la glace, et sur le store rouge opposé, on vit se dessiner le profil glabre et terreux de la borgnesse.
Elle fit signe à Tortillard, il accourut.
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