Le genre de beauté de la comtesse Sarah Mac-Gregor faisait encore valoir la marquise d’Harville.
Âgée de trente-cinq ans environ, Sarah paraissait à peine en avoir trente. Rien ne semble plus sain au corps que le froid égoïsme; on se conserve longtemps frais dans cette glace.
Certaines âmes sèches, dures, inaltérables aux émotions qui usent le cœur, flétrissent les traits, ne ressentent jamais que les déconvenues de l’orgueil ou les mécomptes de l’ambition déçue; ces chagrins n’ont qu’une faible réaction sur le physique.
La conservation de Sarah prouvait ce que nous avançons.
Sauf un léger embonpoint qui donnait à sa taille, plus grande mais moins svelte que celle de M med’Harville, une grâce voluptueuse, Sarah brillait d’un éclat tout juvénile; peu de regards pouvaient soutenir le feu trompeur de ses yeux ardents et noirs; ses lèvres humides et rouges (menteuses à demi) exprimaient la résolution de la sensualité. Le réseau bleuâtre des veines de ses tempes et de son cou apparaissait sous la blancheur lactée de sa peau transparente et fine.
La comtesse Mac-Gregor portait une robe de moire paille sous une tunique de crêpe de la même couleur; une simple couronne de feuilles naturelles de pyrrhus d’un vert émeraude ceignait sa tête et s’harmonisait à merveille avec ses bandeaux de cheveux noirs comme de l’encre, et séparés sur son front qui surmontait un nez aquilin à narines ouvertes. Cette coiffure sévère donnait un cachet antique au profil impérieux et passionné de cette femme.
Beaucoup de gens, dupes de leur figure, voient une irrésistible vocation dans le caractère de leur physionomie. L’un se trouve l’air excessivement guerrier, il guerroie; l’autre rimeur, il rime; conspirateur, il conspire; politique, il politique; prédicateur, il prêche. Sarah se trouvait, non sans raison, un air parfaitement royal; elle dut accepter les prédictions à demi réalisées de la Highlandaise et persister dans sa croyance à une destinée souveraine.
La marquise et Sarah avaient aperçu Rodolphe dans le jardin d’hiver, au moment où elles y descendaient; mais le prince parut ne pas les voir, car il se trouvait au détour d’une allée lorsque les deux femmes arrivèrent.
– Le prince est si occupé de l’ambassadrice, dit M med’Harville à Sarah, qu’il n’a pas fait attention à nous…
– Ne croyez pas cela, ma chère Clémence, répondit la comtesse, qui était tout à fait dans l’intimité de M med’Harville; le prince nous a au contraire parfaitement vues; mais je lui ai fait peur… Sa bouderie dure toujours.
– Moins que jamais je comprends son opiniâtreté à vous éviter: souvent je lui ai reproché l’étrangeté de sa conduite envers vous… une ancienne amie. «La comtesse Sarah et moi nous sommes ennemis mortels, m’a-t-il répondu en plaisantant; j’ai fait vœu de ne jamais lui parler; et il faut, a-t-il ajouté, que ce vœu soit bien sacré pour que je me prive de l’entretien d’une personne si aimable.» Aussi, ma chère Sarah, toute singulière que m’ait paru cette réponse, j’ai bien été obligée de m’en contenter [89].
– Je vous assure que la cause de cette brouillerie mortelle, demi-plaisante, demi-sérieuse, est pourtant des plus innocentes; si un tiers n’y était pas intéressé, depuis longtemps je vous aurais confié ce grand secret… Mais qu’avez-vous donc, ma chère enfant? Vous paraissez préoccupée.
– Ce n’est rien… tout à l’heure il faisait si chaud dans la galerie, que j’ai ressenti un peu de migraine; asseyons-nous un moment ici… cela se passera… je l’espère.
– Vous avez raison; tenez, voilà justement un coin bien obscur, vous serez là parfaitement à l’abri de ceux que votre absence va désoler…, ajouta Sarah en souriant et en appuyant sur ces mots.
Toutes deux s’assirent sur un divan.
– J’ai dit ceux que votre absence va désoler, ma chère Clémence… Ne me savez-vous pas gré de ma discrétion?
La jeune femme rougit légèrement, baissa la tête et ne répondit rien.
– Combien vous êtes peu raisonnable! lui dit Sarah d’un ton de reproche amical. N’avez-vous pas confiance en moi, enfant? Sans doute, enfant: je suis d’un âge à vous appeler ma fille.
– Moi, manquer de confiance envers vous! dit la marquise à Sarah avec tristesse; ne vous ai-je pas dit au contraire ce que je n’aurais jamais dû m’avouer à moi-même?
– À merveille. Eh bien! voyons… parlons de lui: vous avez donc juré de le désespérer jusqu’à la mort?
– Ah! s’écria M med’Harville avec effroi, que dites-vous?
– Vous ne le connaissez pas encore, pauvre chère enfant… C’est un homme d’une énergie froide, pour qui la vie est peu de chose. Il a toujours été si malheureux… et l’on dirait que vous prenez encore plaisir à le torturer!
– Pensez-vous cela, mon Dieu!
– C’est sans le vouloir, peut-être; mais cela est… Oh! si vous saviez combien ceux qu’une longue infortune a accablés sont douloureusement susceptibles et impressionnables! Tenez, tout à l’heure, j’ai vu deux grosses larmes rouler dans ses yeux.
– Il serait vrai?
– Sans doute… Et cela au milieu d’un bal; et cela au risque d’être perdu de ridicule si l’on s’apercevait de cet amer chagrin. Savez-vous qu’il faut bien aimer pour souffrir ainsi… et surtout pour ne pas songer à cacher au monde que l’on souffre ainsi!…
– De grâce, ne me parlez pas de cela, reprit M med’Harville d’une voix émue; vous me faites un mal horrible… Je ne connais que trop cette expression de souffrance à la fois si douce et si résignée… Hélas! c’est la pitié qu’il m’inspirait qui m’a perdue…, dit involontairement M med’Harville.
Sarah parut ne pas avoir compris la portée de ce dernier mot et reprit:
– Quelle exagération!… perdue pour être en coquetterie avec un homme qui pousse même la discrétion et la réserve jusqu’à ne pas se faire présenter à votre mari, de peur de vous compromettre! M. Charles Robert n’est-il pas un homme rempli d’honneur, de délicatesse et de cœur? Si je le défends avec cette chaleur, c’est que vous l’avez connu et surtout vu chez moi, et qu’il a pour vous autant de respect que d’attachement…
– Je n’ai jamais douté de ses nobles qualités, vous m’avez toujours dit tant de bien de lui!… Mais, vous le savez, ce sont surtout ses malheurs qui l’ont rendu intéressant à mes yeux.
– Et combien il mérite et justifie cet intérêt! Avouez-le. Et puis d’ailleurs comment un si admirable visage ne serait-il pas l’image de l’âme? Avec sa haute et belle taille, il me rappelle les preux des temps chevaleresques. Je l’ai vu une fois en uniforme: il était impossible d’avoir un plus grand air. Certes, si la noblesse se mesurait au mérite et à la figure, au lieu d’être simplement M. Charles Robert, il serait duc et pair. Ne représenterait-il pas merveilleusement bien un des plus grands noms de France?
– Vous n’ignorez pas que la noblesse de naissance me touche peu, vous qui me reprochez parfois d’être une républicaine, dit M med’Harville en souriant.
– Certes, j’ai toujours pensé, comme vous, que M. Charles Robert n’avait pas besoin de titres pour être aimable; et puis quel talent! quelle voix charmante! De quelle ressource il nous a été dans nos concerts intimes du matin! Vous souvenez-vous? La première fois que vous avez chanté ensemble, quelle expression il mettait dans son duo avec vous! quelle émotion!…
– Tenez, je vous en prie, dit M med’Harville après un long silence, changeons de conversation.
– Pourquoi?
– Cela m’attriste profondément, ce que vous m’avez dit tout à l’heure de son air désespéré.
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