– Déjà! Vous dites là ce que ma femme a pensé, j’en suis sûr; car elle n’a pas voulu m’accompagner ce soir dans ma rentrée dans le monde. Revenez donc surprendre vos amis pour être reçu comme ça!
– C’est tout simple; il vous était si facile de rester aimable… là-bas…, dit M med’Harville avec un demi-sourire.
– C’est-à-dire de rester absent, n’est-ce pas? C’est une horreur, c’est une infamie, ce que vous dites là! s’écria M. de Lucenay en décroisant ses jambes et en frappant sur son chapeau comme sur un tambour de basque.
– Pour l’amour du ciel, M. de Lucenay, ne criez pas si haut et tenez-vous tranquille, ou vous allez nous faire quitter la place, dit M med’Harville avec humeur.
– Quitter la place! Ça serait donc pour me donner votre bras et aller faire un tour dans la galerie?
– Avec vous? Certainement non. Voyons, je vous prie, ne touchez pas à ce bouquet; de grâce, laissez aussi cet éventail, vous allez le briser, selon votre habitude…
– Si ce n’est que ça, j’en ai cassé plus d’un, allez! Surtout un magnifique chinois que M mede Vaudémont avait donné à ma femme.
En disant ces rassurantes paroles, M. de Lucenay tracassait dans un réseau de plantes grimpantes qu’il tirait à lui par petites secousses. Il finit par les détacher de l’arbre qui les soutenait; elles tombèrent, et le duc s’en trouva pour ainsi dire couronné.
Alors ce furent des éclats de rire si glapissants, si fous, si étourdissants, que M med’Harville eût fui cet incommode et fâcheux personnage, si elle n’eût pas aperçu M. Charles Robert (le commandant, comme disait M mePipelet) qui s’avançait à l’autre extrémité de l’allée. La jeune femme craignait de paraître ainsi aller à sa rencontre, et resta auprès de M. de Lucenay.
– Dites donc, madame Mac-Gregor, je devais joliment avoir l’air d’un dieu Pan, d’une naïade, d’un Sylvain, d’un sauvage sous ce feuillage? dit M. de Lucenay en s’adressant à Sarah, auprès de laquelle il alla brusquement s’étaler. À propos de sauvage, il faut que je vous raconte une histoire outrageusement inconvenante… Figurez-vous qu’à Otaïti…
– Monsieur le duc! lui dit Sarah d’un ton glacial.
– Eh bien! non, je ne vous dirai pas mon histoire; je la garde pour M mede Fonbonne que voilà.
C’était une grosse petite femme de cinquante ans, très-prétentieuse et très-ridicule, dont le menton touchait la gorge, et qui montrait toujours le blanc de ses gros yeux en parlant de son âme, des langueurs de son âme, des besoins de son âme, des aspirations de son âme. Elle portait ce soir-là un affreux turban d’étoffe de couleur de cuivre, avec un semis de dessins verts.
– Je le garde pour M mede Fonbonne, s’écria le duc.
– De quoi s’agit-il donc, monsieur le duc? dit M mede Fonbonne, en minaudant, en roucoulant et en commençant à faire les yeux blancs, comme dit le peuple.
– Il s’agit, madame, d’une histoire horriblement inconvenante, indécente et incongrue.
– Ah! mon Dieu! Et qui est-ce qui oserait? Qui est-ce qui se permettrait?
– Moi, madame; ça ferait rougir un vieux Chamboran. Mais je connais votre goût… Écoutez-moi ça…
– Monsieur…!
– Eh bien! non, vous ne la saurez pas, mon histoire, au fait! Parce qu’après tout, vous qui vous mettez toujours si bien, avec tant de goût, avec tant d’élégance, vous avez ce soir un turban qui, permettez-moi de vous le dire, ressemble, ma parole d’honneur, à une vieille tourtière rongée de vert-de-gris.
Et le duc de rire aux éclats.
– Si vous êtes revenu d’Orient pour recommencer vos absurdes plaisanteries, qu’on vous passe parce que vous êtes à moitié fou, dit la grosse femme irritée, on regrettera fort votre retour, monsieur.
Et elle s’éloigna majestueusement.
– Il faut que je me tienne à quatre pour ne pas aller la décoiffer, cette vilaine précieuse, dit M. de Lucenay, mais je la respecte, elle est orpheline… Ah! ah! ah!… et de rire de nouveau. Tiens! M. Charles Robert! reprit M. de Lucenay. Je l’ai rencontré aux eaux des Pyrénées… C’est un éblouissant garçon, il chante comme un cygne. Vous allez voir, marquise, comme je vais l’intriguer. Voulez-vous que je vous le présente?
– Tenez-vous en repos et laissez-nous tranquilles, dit Sarah.
Pendant que M. Charles Robert s’avançait lentement, ayant l’air d’admirer les fleurs de la serre, M. de Lucenay avait manœuvré assez habilement pour s’emparer du flacon de Sarah, et il s’occupait en silence et avec un soin extrême de démantibuler le bouchon de ce bijou.
M. Charles Robert s’avançait toujours; sa grande taille était parfaitement proportionnée, ses traits d’une irréprochable pureté, sa mise d’une suprême élégance; cependant son visage, sa tournure manquaient de charme, de grâce, de distinction; sa démarche était roide et gênée, ses mains et ses pieds, gros et vulgaires. Lorsqu’il aperçut M med’Harville, la régulière nullité de ses traits s’effaça tout à coup sous une expression de mélancolie profonde beaucoup trop subite pour n’être pas feinte; néanmoins ce semblant était parfait. M. Robert avait l’air si affreusement malheureux, si naturellement désolé lorsqu’il s’approcha de M med’Harville, que celle-ci ne put s’empêcher de songer aux sinistres paroles de Sarah sur les excès auxquels le désespoir aurait pu le porter.
– Eh! bonjour donc, mon cher monsieur! lui dit M. de Lucenay en l’arrêtant au passage, je n’ai pas eu le plaisir de vous voir depuis notre rencontre aux eaux. Mais qu’est-ce que vous avez donc? Mais comme vous avez l’air souffrant!
Ici M. Charles Robert jeta un long et mélancolique regard sur M med’Harville, et répondit au duc, d’une voix plaintivement accentuée:
– En effet, monsieur, je suis souffrant…
– Mon Dieu, mon Dieu, vous ne pouvez donc pas vous débarrasser de votre pituite? lui demanda M. de Lucenay avec l’air du plus sérieux intérêt.
Cette question était si saugrenue, si absurde, qu’un moment M. Charles Robert resta stupéfait, abasourdi; puis, le rouge de la colère lui montant au front, il dit d’un voix ferme et brève à M. de Lucenay:
– Puisque vous prenez tant d’intérêt à ma santé, monsieur, j’espère que vous viendrez savoir demain de mes nouvelles?
– Comment donc, mon cher monsieur… mais certainement, j’enverrai…, dit le duc avec hauteur.
M. Charles Robert fit un demi-salut et s’éloigna.
– Ce qu’il y a de fameux, c’est qu’il n’a pas plus de pituite que le Grand-Turc, dit M. de Lucenay en se renversant de nouveau près de Sarah, à moins que je n’aie deviné sans le savoir. Dites donc, madame Mac-Gregor, est-ce qu’il vous fait l’effet d’avoir la pituite, ce monsieur?
Sarah tourna brusquement le dos à M. de Lucenay sans lui répondre davantage.
Tout ceci s’était passé très-rapidement.
Sarah avait difficilement contenu un éclat de rire.
M med’Harville avait affreusement souffert en songeant à l’atroce position d’un homme qui se voit interpellé si ridiculement devant une femme qu’il aime; elle était épouvantée en songeant qu’un duel pouvait avoir lieu; alors, entraînée par un sentiment de pitié irrésistible, elle se leva brusquement, prit le bras de Sarah, rejoignit M. Charles Robert qui ne se possédait pas de rage, et lui dit tout bas en passant près de lui:
– Demain, à une heure… j’irai…
Puis elle regagna la galerie avec la comtesse et quitta le bal.
XVIII Tu viens bien tard, mon ange!
Rodolphe, en se rendant à cette fête pour remplir un devoir de convenance, voulait aussi tâcher de découvrir si ses craintes au sujet de M med’Harville étaient fondées et si elle était réellement l’héroïne du récit de M mePipelet.
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