– Et comment êtes-vous devenue… ce que nous sommes? dit Fleur-de-Marie en hésitant.
– Le fils de la Madeleine, le petit Charles, qui s’est depuis noyé à l’île des Cygnes, avait été… avec moi… à peu près depuis le temps que lui, sa mère et son frère étaient venu loger chez nous, quand nous étions deux enfants… quoi!… Après lui le couvreur, ça m’est égal; mais j’avais peur d’être mise à la porte par la mère Madeleine, si elle s’apercevait de quelque chose. Ça est arrivé; comme elle était bonne femme, elle m’a dit: «Puisque c’est ainsi, tu as seize ans, tu n’es propre à rien, tu es trop mauvaise tête pour te mettre en place ou pour apprendre un état; tu vas venir avec moi te faire inscrire à la police; à défaut de tes parents, je répondrai de toi, ça te fera toujours un sort autorisé par le gouvernement; t’auras rien à faire qu’à nocer; je serai tranquille sur toi, et tu ne seras plus à charge. Qu’est-ce que tu dis de cela, ma fille? – Ma foi, au fait, vous avez raison, que je lui ai répondu, je n’avais pas songé à ça.» Nous avons été au bureau des mœurs, elle m’a recommandée dans une maison et c’est depuis ce temps-là que je suis inscrite. J’ai revu la mère Madeleine, il y a de ça un an; j’étais à boire avec mon homme, nous l’avons invitée; elle nous a dit que le couvreur était aux galères. Depuis je ne l’ai pas rencontrée, elle; je ne sais plus qui, dernièrement, soutenait qu’elle avait été apportée à la morgue il y a trois mois. Si ça est, ma foi, tant pis! car c’était une brave femme, la mère Madeleine, elle avait le cœur sur la main, et pas plus de fiel qu’un pigeon.
Fleur-de-Marie, quoique plongée jeune, dans une atmosphère de corruption, avait depuis respiré un air si pur qu’elle éprouva une oppression douloureuse à l’horrible récit de la Louve.
Et si nous avons eu le triste courage de le faire, ce récit, c’est qu’il faut bien qu’on sache que, si hideux qu’il soit, il est encore mille fois au-dessous d’innombrables réalités.
Oui, l’ignorance et la misère conduisent souvent les classes pauvres à ces effrayantes dégradations humaines et sociales.
Oui, il est une foule de tanières où enfants et adultes, filles et garçons, légitimes ou bâtards, gisant pêle-mêle sur la même paillasse comme des bêtes dans la même litière, ont continuellement sous les yeux d’abominables exemples d’ivresse, de violences, de débauches et de meurtres.
Oui, et trop fréquemment encore, l’inceste vient ajouter une horreur de plus à ces horreurs.
Les riches peuvent entourer leurs vices d’ombre et de mystère, et respecter la sainteté du foyer domestique.
Mais les artisans les plus honnêtes, occupant presque toujours une seule chambre avec leur famille, sont forcés, faute de lits et d’espace, de faire coucher leurs enfants ensemble frères et sœurs, à quelques pas d’eux, maris et femmes.
Si l’on frémit déjà des fatales conséquences de telles nécessités, presque toujours inévitablement imposées aux artisans pauvres, mais probes, que sera-ce donc lorsqu’il s’agira d’artisans dépravés par l’ignorance ou par l’inconduite?
Quels épouvantables exemples ne donneront-ils pas à de malheureux enfants abandonnés, ou plutôt excités, dès leur plus tendre jeunesse, à tous les penchants brutaux, à toutes les passions animales! Auront-ils seulement l’idée du devoir, de l’honnêteté, de la pudeur?
Ne seront-ils pas aussi étrangers aux lois sociales que les sauvages du nouveau monde?
Pauvres créatures corrompues en naissant, qui, dans les prisons où les conduisent souvent le vagabondage et le délaissement, sont déjà flétries par cette grossière et terrible métaphore:
«Graines de bagne!!!»
Et la métaphore a raison.
Cette sinistre prédiction s’accomplit presque toujours: galères ou lupanar, chaque sexe a son avenir.
Nous ne voulons justifier ici aucun débordement.
Que l’on compare seulement la dégradation volontaire d’une femme pieusement élevée au sein d’une famille aisée, qui ne lui aurait donné que de nobles exemples; que l’on compare, disons-nous, cette dégradation à celle de la Louve, créature pour ainsi dire élevée dans le vice, par le vice et pour le vice, à qui l’on montre, non sans raison, la prostitution comme un état protégé par le gouvernement!
Ce qui est vrai.
Il y a un bureau où cela s’enregistre, se certifie et se paraphe.
Un bureau où souvent la mère vient autoriser la prostitution de sa fille; le mari, la prostitution de sa femme.
Cet endroit s’appelle le «bureau des mœurs»!!!
Ne faut-il pas qu’une société ait un vice d’organisation bien profond, bien incurable, à l’endroit des lois qui régissent la condition de l’homme et de la femme, pour que le pouvoir – le pouvoir… cette grave et morale abstraction – soit obligé non-seulement de tolérer, mais de réglementer, mais de légaliser, mais de protéger, pour la rendre moins dangereuse, cette vente du corps et de l’âme, qui, multipliée par les appétits effrénés d’une population immense, atteint chaque jour à un chiffre presque incommensurable!
La Goualeuse, surmontant l’émotion que lui avait causé la triste confession de sa compagne, lui dit timidement:
– Écoutez-moi sans vous fâcher.
– Voyons, dites, j’espère que j’ai assez bavardé; mais au fait c’est égal, puisque c’est la dernière fois que nous causons ensemble.
– Êtes-vous heureuse, la Louve?
– Comment?
– De la vie que vous menez?
– Ici, à Saint-Lazare?
– Non, chez vous, quand vous êtes libre?
– Oui, je suis heureuse.
– Toujours?
– Toujours.
– Vous ne voudriez pas changer votre sort contre un autre?
– Contre quel sort? Il n’y a pas d’autre sort pour moi.
– Dites-moi, la Louve, reprit Fleur-de-Marie, après un moment de silence, est-ce que vous n’aimez pas à faire quelquefois des châteaux en Espagne? C’est si amusant en prison!
– À propos de quoi, des châteaux en Espagne?
– À propos de Martial.
– De mon homme?
– Oui.
– Ma foi, je n’en ai jamais fait.
– Laissez-moi en faire un pour vous et pour Martial.
– Bah! à quoi bon?
– À passer le temps.
– Eh bien! voyons ce château en Espagne.
– Figurez-vous, par exemple, qu’un hasard comme il en arrive quelquefois vous fasse rencontrer une personne qui vous dise: «Abandonnée de votre père et de votre mère, votre enfance a été entourée de si mauvais exemples qu’il faut vous plaindre autant que vous blâmer d’être devenue…»
– D’être devenue quoi?
– Ce que vous et moi nous sommes devenues, répondit la Goualeuse d’une voix douce; et elle continua: Supposez que cette personne vous dise encore: «Vous aimez Martial, il vous aime; vous et lui, quittez une vie mauvaise; au lieu d’être sa maîtresse, soyez sa femme.»
La Louve haussa les épaules.
– Est-ce qu’il voudrait de moi pour sa femme?
– Excepté le braconnage, il n’a commis, n’est-ce pas, aucune autre action coupable?
– Non… il est braconnier sur la rivière comme il l’était dans les bois, et il a raison. Tiens, est-ce que les poissons ne sont pas comme le gibier, à qui peut les prendre? Où donc est la marque de leur propriétaire?
– Eh bien! supposez qu’ayant renoncé à son dangereux métier de maraudeur de rivière, il veuille devenir tout à fait honnête; supposez qu’il inspire, par la franchise de ses bonnes résolutions, assez de confiance à un bienfaiteur inconnu pour que celui-ci lui donne une place… de garde-chasse, par exemple, à lui qui était braconnier, ça serait dans ses goûts, j’espère; c’est le même état, mais en bien.
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