– Que la Goualeuse garde l’argent, cria-t-on tout d’une voix.
– Si vous m’en croyez, dit Fleur-de-Marie, vous prierez l’inspectrice, M meArmand, de se charger de cette somme et de faire les emplettes nécessaires à la layette; et puis, qui sait? M meArmand sera sensible à la bonne action que vous avez faite, et peut-être demandera-t-elle qu’on ôte quelques jours de prison à celles qui sont bien notées… Eh bien! la Louve, ajouta Fleur-de-Marie en prenant sa compagne par le bras, est-ce que vous ne vous sentez pas plus contente que tout à l’heure, quand vous jetiez au vent les pauvres haillons de Mont-Saint-Jean?
La Louve ne répondit pas d’abord.
À l’exaltation généreuse qui avait un moment animé ses traits succédait une sorte de défiance farouche.
Fleur-de-Marie la regardait avec surprise, ne comprenant rien à ce changement subit.
– Goualeuse… venez… j’ai à vous parler, dit la Louve d’un air sombre.
Et, se détachant du groupe des détenues, elle emmena brusquement Fleur-de-Marie près du bassin à margelles de pierre creusé au milieu du préau. Un banc était tout près.
La Louve et la Goualeuse s’y assirent et se trouvèrent ainsi presque isolées de leurs compagnes.
VIII La Louve et la Goualeuse
Nous croyons fermement à l’influence de certains caractères dominateurs, assez sympathiques aux masses, assez puissants sur elles pour leur imposer le bien ou le mal.
Les uns, audacieux, emportés, indomptables, s’adressant aux mauvaises passions, les soulèveront comme l’ouragan soulève l’écume de la mer; mais, ainsi que tous les orages, ces orages seront aussi furieux qu’éphémères; à ces funestes effervescences succéderont de sourds ressentiments de tristesse, de malaise, qui empireront les plus misérables conditions. Le déboire d’une violence est toujours amer, le réveil d’un excès toujours pénible.
La Louve , si l’on veut, personnifiera cette influence funeste.
D’autres organisations, plus rares, parce qu’il faut que leurs généreux instincts soient fécondés par l’intelligence, et que chez elles l’esprit soit au niveau du cœur, d’autres, disons-nous, inspireront le bien, ainsi que les premiers inspirent le mal. Leur action pénétrera doucement les âmes, comme les tièdes rayons du soleil pénètrent les corps d’une chaleur vivifiante… comme la fraîche rosée d’une nuit d’été imbibe la terre aride et brûlante.
Fleur-de-Marie, si l’on veut, personnifiera cette influence bienfaisante.
La réaction en bien n’est pas brusque comme la réaction en mal; ses effets se prolongent davantage. C’est quelque chose d’onctueux, d’ineffable, qui peu à peu détend, calme, épanouit les cœurs les plus endurcis et leur fait goûter une sensation d’une inexprimable sérénité.
Malheureusement le charme cesse.
Après avoir entrevu de célestes clartés, les gens pervers retombent dans les ténèbres de leur vie habituelle; le souvenir des suaves émotions qui les ont un moment surpris s’efface peu à peu. Parfois pourtant ils cherchent vaguement à se les rappeler, de même que nous essayons de murmurer les chants dont notre heureuse enfance a été bercée.
Grâce à la bonne action qu’elle leur avait inspirée, les compagnes de la Goualeuse venaient de connaître la douceur passagère de ces ressentiments, aussi partagés par la Louve. Mais celle-ci, pour des raisons que nous dirons bientôt, devait rester moins longtemps que les autres prisonnières sous cette bienfaisante impression.
Si l’on s’étonne d’entendre et de voir Fleur-de-Marie, naguère si passivement, si douloureusement résignée, agir, parler avec courage et autorité, c’est que les nobles enseignements qu’elle avait reçus pendant son séjour à la ferme de Bouqueval avaient rapidement développé les rares qualités de cette nature excellente.
Fleur-de-Marie comprenait qu’il ne suffisait pas de pleurer un passé irréparable, et qu’on ne se réhabilitait qu’en faisant le bien ou en l’inspirant.
Nous l’avons dit: la Louve s’était assise sur un banc de bois à côté de la Goualeuse.
Le rapprochement de ces deux jeunes filles offrait un singulier contraste.
Les pâles rayons d’un soleil d’hiver les éclairaient; le ciel pur se pommelait çà et là de petites nuées blanches et floconneuses; quelques oiseaux, égayés par la tiédeur de la température, gazouillaient dans les branches noires des grands marronniers de la cour; deux ou trois moineaux plus effrontés que les autres venaient boire et se baigner dans un petit ruisseau où s’écoulait le trop-plein du bassin; les mousses vertes veloutaient les revêtements de pierre des margelles; entre leurs assises disjointes poussaient çà et là quelques touffes d’herbe et de plantes pariétaires épargnées par la gelée.
Cette description d’un bassin de prison semblera puérile, mais Fleur-de-Marie ne perdait pas un de ces détails; les yeux tristement fixés sur ce petit coin de verdure et sur cette eau limpide où se réfléchissait la blancheur mobile des nuées courant sur l’azur du ciel, où se brisaient avec un miroitement lumineux les rayons d’or d’un beau soleil, elle songeait en soupirant aux magnificences de la nature qu’elle aimait, qu’elle admirait si poétiquement, et dont elle était encore privée.
– Que vouliez-vous me dire? demanda la Goualeuse à sa compagne, qui, assise auprès d’elle, restait sombre et silencieuse.
– Il faut que nous ayons une explication, s’écria durement la Louve; ça ne peut pas durer ainsi.
– Je ne vous comprends pas, la Louve.
– Tout à l’heure, dans la cour, à propos de Mont-Saint-Jean, je m’étais dit: «Je ne veux plus céder à la Goualeuse», et pourtant je viens encore de vous céder…
– Mais…
– Mais je vous dis que ça ne peut pas durer…
– Qu’avez-vous contre moi, la Louve?
– J’ai… que je ne suis plus la même depuis votre arrivée ici, non, je n’ai plus ni cœur, ni force, ni hardiesse…
Puis, s’interrompant, la Louve releva tout à coup la manche de sa robe, et, montrant à la Goualeuse son bras blanc, nerveux et couvert d’un duvet noir, elle lui fit remarquer, sur la partie antérieure de ce bras, un tatouage indélébile représentant un poignard bleu à demi enfoncé dans un cœur rouge; au-dessous de cet emblème on lisait ces mots:
Mort aux lâches!
Martial.
P. L. V. (pour la vie).
– Voyez-vous cela? s’écria la Louve.
– Oui… cela est sinistre et me fait peur, dit la Goualeuse en détournant la vue.
– Quand Martial, mon amant, m’a écrit, avec une aiguille rougie au feu, ces mots sur le bras: Mort aux lâches! il me croyait brave; s’il savait ma conduite depuis trois jours, il me planterait son couteau dans le corps comme ce poignard est planté dans ce cœur… et il aurait raison, car il a écrit là: Mort aux lâches! et je suis lâche.
– Qu’avez-vous fait de lâche?
– Tout…
– Regrettez-vous votre bonne pensée de tout à l’heure?
– Oui…
– Ah! je ne vous crois pas…
– Je vous dis que je la regrette, moi, car c’est encore une preuve de ce que vous pouvez sur nous toutes. Est-ce que vous n’avez pas entendu Mont-Saint-Jean quand elle était à genoux… à vous remercier?…
– Qu’a-t-elle dit?
– Elle a dit, en parlant de nous, que «d’un rien vous nous tourniez de mal à bien». Je l’aurais étranglée quand elle a dit ça… car, pour notre honte… c’était vrai. Oui, en un rien de temps, vous nous changez du blanc au noir: on vous écoute, on se laisse aller à ses premiers mouvements… et on est votre dupe, comme tout à l’heure…
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