Eugène Sue - Les Mystères De Paris Tome III

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Voici un roman mythique, presque à l'égal du Comte de Monte-Cristo ou des Trois mousquetaires, un grand roman d'aventures, foisonnant, qui nous décrit un Paris mystérieux et inconnu, dévoilé dans ses recoins les plus secrets, un Paris exotique où les apaches de Paris remplacent ceux de l'Amérique.
Errant dans les rues sombres et dangereuses de la Cité, déguisé en ouvrier, le prince Rodolphe de Gérolstein sauve une jeune prostituée, Fleur-de-Marie, dite la Goualeuse, des brutalités d'un ouvrier, le Chourineur. Sans rancune contre son vainqueur, le Chourineur entraîne Rodolphe et Fleur-de-Marie dans un tripot, Au Lapin Blanc. Là, le Chourineur et Fleur-de-Marie content leur triste histoire à Rodolphe. Tous deux, livrés dès l'enfance à l'abandon et à la misère la plus atroce, malgré de bons instincts, sont tombés dans la dégradation: le meurtre pour le Chourineur, dans un moment de violence incontrôlée, la prostitution pour Fleur-de-Marie. Rodolphe se fait leur protecteur et entreprend de les régénérer en les arrachant à l'enfer du vice et de la misère où ils sont plongés…

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Prenant timidement la main de sa compagne, qui la regardait avec une sombre défiance, Fleur-de-Marie lui dit:

– Je vous assure, la Louve… que vous vous intéressez à moi… non pas parce que vous êtes lâche, mais parce que vous êtes généreuse. Les braves cœurs sont les seuls qui s’attendrissent sur le malheur des autres.

– Il n’y a ni générosité ni courage là-dedans, dit brutalement la Louve; c’est de la lâcheté… D’ailleurs, je ne veux pas que vous me disiez que je me suis attendrie… ça n’est pas vrai…

– Je ne le dirai plus, la Louve; mais puisque vous m’avez témoigné de l’intérêt… vous me laisserez vous en être reconnaissante, n’est-ce pas?

– Je m’en moque pas mal!… Ce soir, je serai dans une autre salle que vous… ou seule au cachot, et bientôt je serai dehors, Dieu merci!

– Et où irez-vous en sortant d’ici?

– Tiens!… chez moi, donc, rue Pierre-Lescot. Je suis dans mes meubles.

– Et Martial… dit la Goualeuse, qui espérait continuer l’entretien en parlant à la Louve d’un objet intéressant pour elle, et Martial, vous serez bien contente de le revoir?

– Oui… oh, oui!… répondit-elle avec un accent passionné. Quand j’ai été arrêtée, il relevait de maladie… une fièvre qu’il avait eue parce qu’il demeure toujours sur l’eau… Pendant dix-sept jours et dix-sept nuits, je ne l’ai pas quitté d’une minute, j’ai vendu la moitié de mon bazar pour payer le médecin, les drogues, tout… Je peux m’en vanter, et je m’en vante… si mon homme vit, c’est à moi qu’il le doit… J’ai encore hier fait brûler un cierge pour lui… C’est des bêtises… mais c’est égal, on a vu quelquefois de très-bons effets de ça pour la convalescence…

– Et où est-il maintenant? Que fait-il?

– Il demeure toujours près du pont d’Asnières, sur le bord de l’eau.

– Sur le bord de l’eau?

– Oui, il est établi là, avec sa famille, dans une maison isolée. Il est toujours en guerre avec les gardes-pêche, et une fois qu’il est dans son bateau, avec son fusil à deux coups, il ne ferait pas bon l’approcher, allez! dit orgueilleusement la Louve.

– Quel est donc son état?

– Il pêche en fraude, la nuit; et puis, comme il est brave comme un lion, quand un poltron veut faire chercher querelle à un autre, il s’en charge, lui… Son père a eu des malheurs avec la justice. Il a encore sa mère, deux sœurs et un frère… Autant vaudrait pour lui… ne pas l’avoir, ce frère-là, car c’est un scélérat qui se fera guillotiner un jour ou l’autre… ses sœurs aussi… Enfin, n’importe, c’est à eux leur cou.

– Et où l’avez-vous connu, Martial?

– À Paris. Il avait voulu apprendre l’état de serrurier… un bel état, toujours du fer rouge et du feu autour de soi… du danger, quoi!… ça lui convenait; mais, comme moi, il avait mauvaise tête, ça n’a pas pu marcher avec ses bourgeois; alors il s’en est retourné auprès de ses parents, et il s’est mis à marauder sur la rivière. Il vient me voir à Paris, et moi, dans le jour, je vais le voir à Asnières: c’est tout près: ça serait plus loin que j’irais tout de même, quand ça serait sur les genoux et sur les mains.

– Vous serez bien heureuse d’aller à la campagne… vous la Louve! dit la Goualeuse en soupirant; surtout si vous aimez, comme moi, à vous promener dans les champs.

– J’aimerais bien mieux me promener dans les bois, dans les grandes forêts, avec mon homme.

– Dans les forêts?… Vous n’auriez pas peur?

– Peur? ah! bien oui, peur! Est-ce qu’une louve a peur? Plus la forêt serait déserte et épaisse, plus j’aimerais ça. Une hutte isolée où j’habiterais avec Martial, qui serait braconnier; aller avec lui la nuit tendre des pièges au gibier… et puis, si les gardes venaient pour nous arrêter, leur tirer des coups de fusils, nous deux mon homme, en nous cachant dans les broussailles, ah! dame… c’est ça qui serait bon!

– Vous avez donc déjà habité des bois, la Louve?

– Jamais.

– Qui vous a donc donné ces idées-là?

– Martial.

– Comment?

– Il était braconnier dans la forêt de Rambouillet. Il y a un an, il a censé tirer sur un garde qui avait tiré sur lui… gueux de garde! Enfin ça n’a pas été prouvé en justice, mais Martial a été obligé de quitter le pays… Alors il est venu à Paris pour apprendre l’état de serrurier: c’est là où je l’ai connu. Comme il était trop mauvaise tête pour s’arranger avec son bourgeois, il a mieux aimé retourner à Asnières près de ses parents, et marauder sur la rivière; c’est moins assujettissant… Mais il regrette toujours les bois; il y retournera un jour ou l’autre. À force de me parler du braconnage et des forêts, il m’a fourré ces idées-là dans la tête… et maintenant il me semble que je suis née pour ça. Mais c’est toujours de même… ce que veut votre homme, vous le voulez… Si Martial avait été voleur… j’aurais été voleuse… Quand on a un homme, c’est pour être comme son homme.

– Et vos parents, la Louve, où sont-ils?

– Est-ce que je sais, moi!…

– Il y a longtemps que vous ne les avez vus?

– Je ne sais seulement pas s’ils sont morts ou en vie.

– Ils étaient donc méchants pour vous?

– Ni bons ni méchants: j’avais, je crois bien, onze ans quand ma mère s’en est allée d’un côté avec un soldat. Mon père, qui était journalier, a amené dans notre grenier une maîtresse à lui, avec deux garçons qu’elle avait, un de six ans et un de mon âge. Elle était marchande de pommes à la brouette. Ça n’a pas été trop mal dans les commencements; mais ensuite, pendant qu’elle était à sa charretée, il venait chez nous une écaillère avec qui mon père faisait des traits à l’autre… qui l’a su. Depuis ce temps-là, il y avait presque tous les soirs à la maison des batteries si enragées que ça nous en donnait la petite mort, à moi et aux deux garçons avec qui je couchais; car notre logement n’avait qu’une pièce, et nous avions un lit pour nous trois… dans la même chambre que mon père et sa maîtresse. Un jour, c’était justement le jour de sa fête, à elle, la Sainte-Madeleine, voilà-t-il pas qu’elle lui reproche de ne pas lui avoir souhaité sa fête! De raisons en raisons, mon père a fini par lui fendre la tête d’un coup de manche à balai. J’ai joliment cru que c’était fini. Elle est tombée comme un plomb, la mère Madeleine mais elle avait la vie dure et la tête aussi. Après ça, elle le rendait bien à mon père; une fois, elle l’a mordu si fort à la main que le morceau lui est resté dans les dents. Faut dire que ces massacres-là, c’était comme qui dirait les jours des grandes eaux à Versailles; les jours ouvrables, les batteries étaient moins voyantes; il y avait des bleus, mais pas de rouge…

– Et cette femme était méchante pour vous?

– La mère Madeleine? Non, au contraire, elle n’était que vive; sauf ça une brave femme… Mais à la fin mon père en a eu assez; il lui a abandonné le peu de meubles qu’il y avait chez nous, et il n’est plus revenu. Il était bourguignon, faut croire qu’il sera retourné au pays. Alors j’avais quinze ou seize ans.

– Et vous êtes restée avec l’ancienne maîtresse de votre père?

– Où est-ce que je serais allée? Alors elle s’est mise avec un couvreur qui est venu habiter chez nous. Des deux garçons de la mère Madeleine, il y en a un, le plus grand, qui s’est noyé à l’île des Cygnes; l’autre est entré en apprentissage chez un menuisier.

– Et que faisiez-vous chez cette femme?

– Je tirais sa charrette avec elle, je faisais la soupe, j’allais porter à manger à son homme, et quand il rentrait gris, ce qui lui arrivait plus souvent qu’à son tour, j’aidais la mère Madeleine à le rouer de coups pour en avoir la paix, car nous habitions toujours la même chambre. Il était méchant comme un âne rouge quand il était dans le vin, il voulait tout tuer. Une fois, si nous ne lui avions pas arraché sa hachette, il nous aurait assassinées toutes les deux. La mère Madeleine a eu pour sa part un coup sur l’épaule qui a saigné comme une vraie boucherie.

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