Or, la première fois qu’Achab se trouva à ce poste élevé, il y était depuis six minutes à peine que l’une de ces sauvages frégates à bec jaune qui viennent si souvent tournoyer malencontreusement autour des hommes en vigie sous ces latitudes, vint décrire en criant des cercles serrés et rapides autour de sa tête, puis s’éleva à quelque mille pieds pour redescendre en spirales et recommencer son tourbillon autour de la tête du capitaine.
Le regard perdu au loin vers l’horizon incertain, Achab ne parut pas prêter attention au farouche rapace et personne en vérité ne l’eût remarqué, en d’autres temps, tant c’était une circonstance banale; pourtant, à présent, l’œil le plus insouciant semblait découvrir un sens malin à tout incident.
– Votre chapeau, votre chapeau, sir! cria soudain le matelot sicilien, qui occupait le poste de vigie au mât d’artimon et se tenait juste derrière lui, bien qu’un peu en dessous, et séparé de lui par un gouffre d’air.
Mais déjà l’aile noire passait devant les yeux du vieillard, le long bec courbe frôlait sa tête, et la sombre frégate enleva dans un cri son trophée et s’envola.
Un aigle avait volé trois fois autour de la tête de Tarquin, lui avait enlevé sa coiffure pour la lui remettre, ce qui fit dire à sa femme Tanaquil qu’il serait roi de Rome. Mais c’était seulement au cas où la coiffure venait à être replacée que l’augure prenait un sens favorable. Le chapeau d’Achab ne lui fut jamais rendu, l’aigle des mers s’enfuit à tire-d’aile en l’emportant, bien loin au-devant de la proue, pour disparaître enfin puis, à l’endroit où l’on le perdit de vue, on discerna faiblement un minuscule point noir tombant dans la mer de ces hauteurs vertigineuses.
CHAPITRE CXXXI Le Péquod rencontre la Joie
L’ardent Péquod poursuivait sa route, les vagues et les jours passaient, la bouée-cercueil se balançait toujours mollement quand fut signalé un navire de misère dérisoirement nommé la Joie. Tandis qu’il approchait, tous les yeux se fixèrent sur ces larges portiques qui, sur certains navires baleiniers, dominent de huit ou neuf pieds le gaillard d’arrière et servent de support aux pirogues de réserve ou celles qui sont dégréées ou à réparer.
On apercevait sur les portiques du navire étranger les membrures blanches brisées et les éclats de bordages de ce qui avait été une baleinière, mais à travers l’épave on voyait comme à travers le squelette décoloré et désarticulé d’un cheval.
– As-tu vu la Baleine blanche?
De la lisse de couronnement le capitaine aux joues caves répondit: Regarde, en désignant l’épave de son porte-voix.
– L’as-tu tuée?
– Le harpon qui la tuera n’est pas encore forgé, répondit l’autre, en regardant avec tristesse un hamac gonflé, posé sur le pont et dont des matelots étaient occupés à coudre ensemble les deux bords.
– Pas encore forgé! et arrachant à sa fourche le fer de Perth, Achab le tendit et s’écria:
– Vois, Nantuckais, en cette main je tiens sa mort! Ces barbelures ont été trempées par le sang et la foudre et je jure de les tremper une troisième fois dans cette place chaude sous la nageoire pectorale là où la vie maudite de la Baleine blanche bat le plus intensément!
– Alors Dieu te garde, vieillard… vois-tu cela? – et il désigna le hamac – j’ai perdu déjà quatre hommes sur cinq qui, hier encore, étaient bien vivants mais qui moururent avant la nuit. Il m’est donné de confier celui-là seul à la mer, les autres furent engloutis avant de mourir, vous voguez sur leur tombe. Puis se tournant vers son équipage il demanda: «Prêts? posez la planche sur la lisse et soulevez le corps; oui… et puis… Oh! Seigneur – et il s’avança vers le hamac, les mains levées: Puisse la résurrection et la vie…
– En avant toute! Barre dessus! cria Achab, rapide comme l’éclair, à ses hommes.
Mais le bond du Péquod ne fut pas assez rapide pour qu’on n’entendît pas le bruit d’éclaboussement du corps tombant à la mer, pas assez rapide en vérité pour éviter la gerbe d’écume qui aspergea sa coque d’un baptême funèbre.
Comme Achab s’éloignait de la triste Joie, l’étrange bouée de sauvetage suspendue à la poupe du Péquod prit un relief insolite et une voix retentit dans son sillage, avertissant:
– Ah! regardez, hommes, regardez là-bas! C’est en vain, ô étrangers, que vous fuyez le chagrin de nos funérailles, car votre navire ne s’éloigne que pour nous montrer votre propre cercueil!
CHAPITRE CXXXII La symphonie
C’est un jour clair d’un bleu d’acier. Le double firmament de la mer et du ciel se confondait dans cet azur partout répandu; toutefois, la transparence douce et pure du ciel pensif avait un air féminin, tandis qu’une respiration lente et puissante, pareille à celle de Samson endormi, soulevait la mer robuste et virile.
Ici et là, dans les hauteurs, glissaient les ailes blanches de menus oiseaux immaculés, tendres pensées de ce ciel féminin; dans l’abîme bleu et sans fond s’agitaient de puissants léviathans, des espadons et des requins, pensées vigoureuses, inquiètes, meurtrières du viril Océan. Si le contraste existait en profondeur, il n’était extérieurement qu’ombres et nuances, ils semblaient ne faire qu’un, le sexe seul les distinguait l’un de l’autre.
Tel un souverain absolu, le haut soleil semblait marier ce ciel tendre à l’Océan téméraire et mouvant, l’épouse à l’époux; et à l’horizon une douce palpitation, plus sensible sous les tropiques, révélait la confiance passionnée et frémissante, l’amoureuse inquiétude avec laquelle la pauvre épousée s’abandonnait.
Noué, tordu, noueux, ravagé de rides, obstiné, inflexible, hagard, les yeux pareils à des braises ardentes sous les cendres du désastre, Achab, debout dans la clarté du matin, ne chancelait pas et levait le casque meurtri de son front vers le beau visage féminin du ciel.
Oh! impérissable enfance, innocence de l’azur! Créatures ailées et invisibles qui jouez autour de nous! Tendre enfance du ciel! Combien vous étiez indifférents à la glène serrée de la douleur d’Achab! Ainsi j’ai vu Marie et Marthe, elfes aux yeux rieurs, gambader insouciantes autour de leur vieux père et jouer avec le cercle de boucles roussies qui croissaient autour du cratère éteint de sa tête.
Traversant lentement le pont depuis l’écoutillon, Achab se pencha bientôt sur la lisse et regarda son ombre s’enfoncer toujours et toujours davantage sous son regard tandis qu’il s’efforçait d’en transpercer la profondeur. Mais le parfum suave de cet air enchanté parut enfin éloigner de son âme la gangrène qui la rongeait. La joie et la séduction de ce ciel parvinrent enfin jusqu’à lui comme une caresse, le monde marâtre si longuement menaçant et féroce, nouait à présent autour de son cou têtu des bras aimants et semblait verser sur lui des larmes de joie comme sur un qui, malgré son obstination et son égarement, peut être encore sauvé par les ressources d’un cœur capable de bénédiction. Sous son chapeau rabattu, Achab versa une larme dans la mer et le Pacifique ne contint rien de plus précieux que cette seule petite goutte d’eau.
Starbuck vit le vieil homme, il vit combien lourdement il se penchait par-dessus la rambarde et il lui sembla entendre, au plus intime de son propre cœur, l’infini sanglot arraché au sein de la sérénité environnante. Attentif à ne pas le troubler, à n’être pas vu de lui, il s’approcha toutefois et se tint à ses côtés.
Achab se retourna:
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