Le notaire recevait bon nombre de visites. Il lui vint des compagnons de plaisir qui s’amusèrent de l’Auvergnat. On lui apprit à fumer des cigares, à boire du vin et de l’eau-de-vie. Le pauvre diable s’abandonnait à ces plaisirs nouveaux avec la naïveté d’un Peau-Rouge. On le grisa, on le soûla, on lui fit descendre tous les échelons qui séparent l’homme de la brute. C’était une éducation à refaire; les beaux messieurs y prirent un plaisir cruel. N’était-il pas agréable et nouveau de démoraliser un Auvergnat?
Certain jour, on lui demanda comment il pensait employer les cent louis de Mr L’Ambert lorsqu’il aurait fini de les gagner:
– Je les placherai à chinq pour chent, répondit-il, et j’aurai chent francs de rente.
– Et après? lui dit un joli millionnaire de vingt-cinq ans. En seras-tu plus riche? En seras-tu plus heureux? Tu auras six sous de rente par jour! Si tu te maries, et c’est inévitable, car tu es du bois dont on fait les imbéciles, tu auras douze enfants, pour le moins.
– Cha, ch’est possible!
– Et, en vertu du code civil, qui est une jolie invention de l’Empire, tu leur laisseras à chacun deux liards à manger par jour. Tandis qu’avec deux mille francs tu peux vivre un mois comme un riche, connaître les plaisirs de la vie et t’élever au-dessus de tes pareils!
Il se défendait comme un beau diable contre ces tentatives de corruption; mais on frappa tant de petits coups répétés sur son crâne épais, qu’on ouvrit un passage aux idées fausses, et le cerveau fut entamé.
Les dames vinrent aussi. Mr L’Ambert en connaissait beaucoup, et de tous les mondes. Romagné assista aux scènes les plus diverses; il entendit des protestations d’amour et de fidélité qui manquaient de vraisemblance. Non seulement Mr L’Ambert ne se privait pas de mentir richement devant lui; mais il s’amusait quelquefois à lui montrer dans le tête-à-tête toutes les faussetés qui sont, pour ainsi dire, le canevas de la vie élégante.
Et le monde des affaires! Romagné crut le découvrir comme Christophe Colomb, car il n’en avait aucune idée. Les clients de l’étude ne se gênaient pas plus devant lui qu’on ne se prive de parler en présence d’une douzaine d’huîtres. Il vit des pères de famille qui cherchaient les moyens de dépouiller légalement leurs fils au profit d’une maîtresse ou d’une bonne œuvre; des jeunes gens à marier qui étudiaient l’art de voler par contrat la dot de leur femme; des prêteurs qui voulaient dix pour cent sur première hypothèque, des emprunteurs qui donnaient hypothèque sur le néant!
Il n’avait point d’esprit, et son intelligence n’était pas de beaucoup supérieure à celle des caniches; mais sa conscience se révolta quelquefois. Il crut bien faire, un jour, en disant à Mr L’Ambert:
– Vous n’avez pas mon echtime.
Et la répugnance que le notaire avait pour lui se changea en haine déclarée.
Les huit derniers jours de leur intimité forcée furent remplis par une série de tempêtes. Mais enfin Mr Bernier constata que le lambeau avait pris racine, malgré des tiraillements sans nombre. On détacha les deux ennemis; on modela le nez du notaire dans la peau qui n’appartenait plus à Romagné. Et le beau millionnaire de la rue de Verneuil jeta deux billets de mille francs à la figure de son esclave en disant:
– Tiens, scélérat! L’argent n’est rien; tu m’as fait dépenser pour cent mille écus de patience. Va-t’en, sors d’ici pour toujours, et fais en sorte que je n’entende jamais parler de toi!
Romagné remercia fièrement, but une bouteille à l’office, deux petits verres avec Singuet et s’en alla titubant vers son ancien domicile.
V – Grandeur et décadence
Mr L’Ambert rentra dans le monde avec succès; on pourrait dire avec gloire. Ses témoins lui rendaient très ample justice en disant qu’il s’était battu comme un lion. Les vieux notaires se trouvaient rajeunis par son courage.
– Eh! eh! voilà comme nous sommes quand on nous pousse aux extrémités; pour être notaire, on n’en est pas moins homme! Maître L’Ambert a été trahi par la fortune des armes; mais il est beau de tomber ainsi; c’est un Waterloo. Nous sommes encore des lurons, quoi qu’on dise!
Ainsi parlaient le respectable maître Clopineau, et le digne maître Labrique, et l’onctueux maître Bontoux, et tous les nestors du notariat. Les jeunes maîtres tenaient à peu près le même langage, avec certaines variantes inspirées par la jalousie:
– Nous ne voulons pas renier maître L’Ambert: il nous honore, assurément, quoiqu’il nous compromette un peu – chacun de nous montrerait autant de cœur, et peut-être moins de maladresse. – Un officier ministériel ne doit pas se laisser marcher sur le pied: reste à savoir s’il doit se donner les premiers torts. On ne devrait aller sur le terrain que pour des motifs avouables. Si j’étais père de famille, j’aimerais mieux confier mes affaires à un sage qu’à un héros d’aventures, etc., etc.
Mais l’opinion des femmes, qui fait loi, s’était prononcée pour le héros de Parthenay. Peut-être eût-elle été moins unanime si l’on avait connu l’épisode du chat; peut-être même le sexe injuste et charmant aurait-il donné tort à Mr L’Ambert s’il s’était permis de reparaître sans nez sur la scène du monde. Mais tous les témoins avaient été discrets sur le ridicule incident; mais Mr L’Ambert, loin d’être défiguré, paraissait avoir gagné au change. Une baronne remarqua que sa physionomie était beaucoup plus douce depuis qu’il portait un nez droit. Une vieille chanoinesse, confite en malices, demanda au prince de B… s’il n’irait pas bientôt chercher querelle au Turc? L’aquilin du prince de B… jouissait d’une réputation hyperbolique.
On se demandera comment les femmes du vrai monde pouvaient s’intéresser à des dangers qu’on n’avait point courus pour elles? Les habitudes de maître L’Ambert étaient connues et l’on savait quelle part de son temps et de son cœur se dépensait à l’Opéra. Mais le monde pardonne aisément ces distractions aux hommes qui ne s’y livrent point tout entiers. Il fait la part du feu, et se contente du peu qu’on lui donne. On savait gré à Mr L’Ambert de n’être qu’à moitié perdu, lorsque tant d’hommes de son âge le sont tout à fait. Il ne négligeait point les maisons honorables, il causait avec les douairières, il dansait avec les jeunes filles et faisait, à l’occasion, de la musique passable; il ne parlait point des chevaux à la mode. Ces mérites, assez rares chez les jeunes millionnaires du faubourg, lui conciliaient la bienveillance des dames. On dit même que plus d’une avait cru faire œuvre pie en le disputant au foyer de la danse. Une jolie dévote, madame de L…, lui avait prouvé, trois mois durant, que les plaisirs les plus vifs ne sont pas dans le scandale et la dissipation.
Toutefois, il n’avait jamais rompu avec le corps de ballet; la sévère leçon qu’il avait reçue ne lui inspira aucune horreur pour cette hydre à cent jolies têtes. Une de ses premières visites fut pour le foyer où brillait mademoiselle Victorine Tompain. C’est là qu’on lui fit une belle rentrée! Avec quelle curiosité amicale on courut à lui! Comme on l’appela très cher et bien bon !
Quelles poignées de main cordiales! Quels jolis petits becs se tendirent vers lui pour recevoir un baiser d’ami, sans conséquence! Il rayonnait. Tous ses amis des jours pairs, tous les dignitaires de la franc-maçonnerie du plaisir, lui firent compliment de sa guérison miraculeuse. Il régna durant tout un entracte dans cet agréable royaume. On écouta le récit de son affaire; on lui fit raconter le traitement du docteur Bernier; on admira la finesse des points de suture qui ne se voyaient presque plus!
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