Cette aimable personne avait coutume de regarder les hommes dans le blanc des yeux. Elle remarqua très judicieusement que Mr L’Ambert était sorti plus beau de cette dernière crise. Oui, vraiment, il semblait que deux ou trois mois de souffrances eussent donné à son visage je ne sais quoi d’achevé. Le nez surtout, ce nez droit, qui venait de rentrer dans ses limites après une dilatation cuisante, paraissait plus fin, plus blanc et plus aristocratique que jamais.
Telle était aussi l’opinion du joli notaire, et il se contemplait dans toutes les glaces avec une admiration toujours nouvelle. C’était plaisir de le voir, face à face avec lui-même, et souriant à son propre nez.
Mais, au retour du printemps, dans le seconde quinzaine de mars, tandis que la sève généreuse enflait les bourgeons des lilas, Mr L’Ambert eut lieu de croire que son nez seul était privé des bienfaits de la saison et des bontés de la nature. Au milieu du rajeunissement de toutes choses, il pâlissait comme une feuille d’automne. Les ailes amincies et comme desséchées par le souffle d’un sirocco invisible, s’aplatissaient contre la cloison.
– Mort de ma vie! disait le notaire en faisant la grimace au miroir, la distinction est une belle chose, comme la vertu; mais pas trop n’en faut. Mon nez devient d’une élégance inquiétante, et bientôt il ne sera plus qu’une ombre si je ne lui rends la force et la couleur!
Il y mit un peu de rouge. Mais le fard ne servait qu’à faire ressortir la finesse incroyable de cette ligne droite et sans épaisseur qui lui séparait la figure en deux. Telle on voit une lame de fer battu se dresser mince et coupante au milieu d’un cadran solaire; tel était le nez fantastique du notaire désespéré.
En vain le riche indigène de la rue de Verneuil se mit au régime le plus substantiel. Considérant que la bonne nourriture, digérée par un estomac solide, profite à peu près également à toutes les parties du corps, il s’imposa la douce loi de prendre force consommés, force coulis, et quantité de viandes saignantes arrosées des vins les plus généreux. Dire que ces aliments choisis ne lui profitèrent en rien serait nier l’évidence et blasphémer la bonne chère. Mr L’Ambert se fit, en peu de temps, de belles joues rouges, un beau cou de taureau apoplectique et un joli petit ventre rondelet. Mais le nez était comme un associé négligent ou désintéressé, qui ne vient pas toucher ses dividendes.
Lorsqu’un malade ne peut manger ni boire, on le soutient quelquefois par des bains nourrissants qui pénètrent à travers la peau jusqu’aux sources de la vie. Mr L’Ambert traita son nez comme un malade qu’il faut nourrir à part et coûte que coûte. Il commanda pour lui seul une petite baignoire de vermeil. Six fois par jour il le plongea et le maintint patiemment dans des bains de lait, de vin de Bourgogne, de bouillon gras et même de sauce aux tomates. Peine perdue! le malade sortait du bain aussi pâle, aussi maigre, aussi déplorable qu’il y était entré.
Toute espérance semblait perdue, lorsqu’un jour Mr Bernier se frappa le front et s’écria:
– Nous avons fait une énorme faute! une véritable bévue d’écoliers! Et c’est moi!… lorsque ce fait apportait à ma théorie une si éclatante confirmation!… N’en doutez pas, monsieur: l’Auvergnat est malade, et c’est lui qu’il nous faut traiter pour que vous soyez guéri.
Le pauvre L’Ambert s’arracha les cheveux. C’est pour le coup qu’il regretta d’avoir mis Romagné à la porte et de lui avoir refusé le secours qu’il demandait, et d’avoir oublié de prendre son adresse! Il se représentait le pauvre diable languissant sur un grabat, sans pain, sans rosbif et sans vin de Château-Margaux. À cette idée, son cœur se brisait. Il s’associait aux douleurs du pauvre mercenaire. Pour la première fois de sa vie, il fut ému du malheur d’autrui:
– Docteur, cher docteur, s’écria-t-il en serrant la main de Mr Bernier, je donnerais tout mon bien pour sauver ce brave jeune homme!
Cinq jours après, le mal avait encore empiré. Le nez n’était plus qu’une pellicule flexible, pliant sous le poids des lunettes, lorsque Mr Bernier vint dire qu’il avait trouvé l’Auvergnat.
– Victoire! s’écria Mr L’Ambert.
Le chirurgien haussa les épaules et répondit que la victoire lui paraissait au moins douteuse.
– Ma théorie, dit-il, est pleinement confirmée, et, comme physiologiste, j’ai tout lieu de me déclarer satisfait; mais, comme médecin, je voudrais vous guérir, et l’état où j’ai trouvé ce malheureux me laisse peu d’espérance.
– Vous le sauverez, cher docteur!
– D’abord, il ne m’appartient pas. Il est dans le service d’un de mes confrères, qui l’étudie avec une certaine curiosité.
– On vous le cédera! nous l’achèterons, s’il le faut.
– Y songez-vous! Un médecin ne vend pas ses malades. Il les tue quelquefois, dans l’intérêt de la science, pour voir ce qu’ils ont dans le corps. Mais en faire un objet de commerce, jamais! Mon ami Fogatier me donnera peut-être votre Auvergnat; mais le drôle est bien malade, et, pour comble de disgrâce, il a pris la vie en tel dégoût qu’il ne veut pas guérir. Il jette tous les médicaments. Quant à la nourriture, tantôt il se plaint de n’en pas avoir assez, et réclame à grands cris la portion entière, tantôt il refuse ce qu’on lui donne et demande à mourir de faim.
– Mais c’est un crime! Je lui parlerai! Je lui ferai entendre le langage de la morale et de la religion! Où est-il?
– À l’hôtel-Dieu, salle Saint-Paul, numéro 10.
– Vous avez votre voiture en bas?
– Oui.
– Eh bien, partons. Ah! le scélérat qui veut mourir! Il ne sait donc pas que tous les hommes sont frères!
VI – Histoire d’une paire de lunettes et conséquences d’un rhume de cerveau
Jamais aucun prédicateur, jamais Bossuet ou Fénelon, jamais Massillon ou Fléchier, jamais Mr Mermilliod lui-même ne dépensa dans sa chaire une éloquence plus forte et plus onctueuse à la fois que Mr Alfred L’Ambert au chevet de Romagné. Il s’adressa d’abord à la raison, puis à la conscience, et finalement au cœur de son malade. Il mit en œuvre le profane et le sacré, cita les textes saints et les philosophes. Il fut puissant et doux, sévère et paternel, logique, caressant et même plaisant. Il lui prouva que le suicide est le plus honteux de tous les crimes, et qu’il faut être bien lâche pour affronter volontairement la mort. Il risqua même une métaphore aussi nouvelle que hardie en comparant le suicidé au déserteur qui abandonne son poste sans la permission du caporal.
L’Auvergnat, qui n’avait rien pris depuis vingt-quatre heures, paraissait buté à son idée. Il se tenait immobile et têtu devant la mort comme un âne devant un pont. Aux arguments les plus serrés, il répondait avec une douceur impassible:
– Ch’est pas la peine, mouchu L’Ambert; y a trop de migère en che monde.
– Eh! mon ami, mon pauvre ami! la misère est d’institution divine. Elle est créée tout exprès pour exciter la charité chez les riches et la résignation chez les pauvres.
– Les riches? J’ai demandé de l’ouvrage, et tout le monde m’en a refugé. J’ai demandé la charité, on m’a menaché du chargent de ville!
– Que ne vous adressiez-vous à vos amis? À moi, par exemple! à moi qui vous veux du bien! à moi qui ai de votre sang dans les veines!
– Ch’est cha! Pour que vous me fâchiez encore flanquer à la porte!
– Ma porte vous sera toujours ouverte, comme ma bourse, comme mon cœur!
– Chi vous m’aviez cheulement donné chinquante francs pour racheter un tonneau d’occagion!
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