Edmond About
Le nez d’un notaire
L’auteur
Écrivain, journaliste (1828-1885).
Né à Dieuze (Lorraine) Edmond About est un fils d'épicier qui fait ses études au petit séminaire, puis élève brillant, au Lycée Charlemagne (Paris). Il remporte le prix d'honneur de philosophie au Concours général et entre à l'École normale supérieure en 1848. Il est nommé en 1851 membre de l'École française d'Athènes et séjourne deux ans en Grèce en compagnie de l'architecte Charles Garnier.
À son retour, La Grèce contemporaine (1854), lui vaut un grand succès. Favorable au Second Empire et violemment anticlérical, il se fait connaître comme polémiste. En 1871, il rallie la Troisième république et soutien la politique de Thiers. Il entre alors au XIXe siècle dont il prend la rédaction en chef.
Edmond About est aussi un auteur comique tant il sait manier la satire. Il connaît la célébrité avec ses nouvelles au style vif, clair et concis et ses romans qui évoquent des situations imaginaires, souvent inspirées par les progrès de la science. Mariages de Paris (1856), Le Roi des montagnes (1857), L'Homme à l'oreille cassée (1862) ou Les Mariages de province (1868) sont autant de succès d'éditions. Élu à l'Académie Française en 1884, il meurt avant d'avoir pu prononcer son discours de réception.
Le roman
Alfred L'Ambert, séduisant héritier d'une longue lignée de notaires, hante le foyer de l'Opéra où ministres, ducs et banquiers viennent s'éprendre des danseuses du corps de ballet. Et notre notaire tombe bel et bien amoureux d'une danseuse de quatorze ans, à qui il livre une cour assidue… en lui offrant des bonbons. Qui donc accusait la société du second Empire d'être corrompue?
Un rival surgit en la personne d'Ayvaz-Bey, secrétaire de l'ambassade ottomane à Paris. Dans le tumulte de la foule, Alfred bouscule cet Ayvaz-Bey et lui écorche le nez. Le Turc, atteint dans son orgueil et dans sa chair, entend assouvir sa vengeance – et il y parvient au cours d'un duel épique: d'un coup de yatagan, il ampute de son appendice, et sans autre forme de procès, le notaire.
Un chirurgien conciliant se charge de remplacer le nez de ce dernier, prélevant pour cela un morceau de chair sur le bras d'un robuste porteur d'eau auvergnat, Sébastien Romagné. Alfred n'aura d'autre solution que de rester le visage collé contre le bras de Sébastien pendant trente jours. Ces trente jours passés, notre notaire paré d'un nouveau nez fort élégant peut retourner parader dans les salons. Tout aurait été pour le mieux si un jour, le nez n'avait pris quelques teintes violacées, et s'il ne s'était épanoui telle une magnifique pivoine. Le chirurgien en découvre la raison: Sébastien Romagné s'adonne à la boisson…
Faut-il chercher à discerner dans ce conte – comme dans Le nez de Gogol – des arrières plans psychanalytiques? Doit-on considérer About comme un prophète de l'ère des prélèvements d'organes et des manipulations génétiques? La question est posée. Toujours est-il que la psychanalyse, peut-être, et la bioéthique assurément, auraient fort à y gagner.
On pourra lire ce conte d'une grâce et d'une vivacité toutes voltairiennes et noter au passage quelques fines railleries à l'égard des hautes classes de la société et de leurs médecins. Pourtant, à y bien songer… ces danseuses, ce nez qui disparaît et reparaît comme lié aux tribulations d'un rustre… About, profond connaisseur de la mythologie et des métamorphoses de l'art, About nous parlerait-il ici en langage codé?
Dédicace à M. Alexandre Bixio
Permettez-moi, monsieur, d’inscrire en tête de ce petit livre le nom cher et honoré d’un homme qui a consacré toute sa vie à la cause du progrès, d’un père qui a offert ses deux fils à la délivrance de l’Italie, d’un ami qui est venu entre les premiers me donner une preuve de sympathie le lendemain de Gaetana [1] .
E. A.
I – L’Orient et l’Occident sont aux prises Le sang coule
Maître Alfred L’Ambert, avant le coup fatal qui le contraignit à changer de nez, était assurément le plus brillant notaire de France. En ce temps-là, il avait trente-deux ans; sa taille était noble, ses yeux grands et bien fendus; son front olympien, sa barbe et ses cheveux du blond le plus aimable. Son nez (premier du nom) se recourbait en bec d’aigle. Me croira qui voudra, mais la cravate blanche lui allait dans la perfection. Est-ce parce qu’il la portait depuis l’âge le plus tendre, ou parce qu’il se fournissait chez la bonne faiseuse? Je suppose que c’était pour ces deux raisons à la fois.
Autre chose est de se nouer autour du cou un mouchoir de poche roulé en corde; autre chose de former avec art un beau nœud de batiste blanche dont les deux bouts égaux, empesés sans excès, se dirigent symétriquement vers la droite et la gauche. Une cravate blanche bien choisie et bien nouée n’est pas un ornement sans grâce; toutes les dames vous le diront. Mais il ne suffit point de la mettre; il faut encore la bien porter: c’est une affaire d’expérience. Pourquoi les ouvriers paraissent-ils si gauches et si empruntés le jour de leurs noces? Parce qu’ils se sont affublés d’une cravate blanche sans aucune étude préparatoire.
On s’accoutume en un rien de temps à porter les coiffures les plus exorbitantes; une couronne, par exemple. Le soldat Bonaparte en ramassa une que le roi de France avait laissé tomber sur la place Louis XV. Il s’en coiffa lui-même, sans avoir pris leçon de personne, et l’Europe déclara qu’un tel bonnet ne lui allait pas mal. Bientôt même il mit la couronne à la mode dans le cercle de sa famille et de ses amis intimes. Tout le monde autour de lui la portait ou la voulait porter. Mais cet homme extraordinaire ne fut jamais qu’un porte-cravate assez médiocre. Mr le vicomte de C…, auteur de plusieurs poèmes en prose, avait étudié la diplomatie, ou l’art de se cravater avec fruit.
Il assista, en 1815, à la revue de notre dernière armée, quelques jours avant la campagne de Waterloo. Savez-vous ce qui frappa son esprit dans cette fête héroïque où éclatait l’enthousiasme désespéré d’un grand peuple? C’est que la cravate de Bonaparte n’allait pas bien.
Peu d’hommes, sur ce terrain pacifique, auraient pu se mesurer avec maître Alfred L’Ambert. Je dis L’Ambert, et non Lambert: il y a décision du conseil d’État. Maître L’Ambert, successeur de son père, exerçait le notariat par droit de naissance. Depuis deux siècles et plus, cette glorieuse famille se transmettait de mâle en mâle l’étude de la rue de Verneuil avec la plus haute clientèle du faubourg Saint-Germain.
La charge n’était pas cotée, n’étant jamais sortie de la famille; mais, d’après le produit des cinq dernières années, on ne pouvait l’estimer moins de trois cent mille écus. C’est dire qu’elle rapportait, bon an, mal an, quatre-vingt-dix mille livres. Depuis deux siècles et plus, tous les aînés de la famille avaient porté la cravate blanche aussi naturellement que les corbeaux portent la plume noire, les ivrognes le nez rouge, ou les poètes l’habit râpé. Légitime héritier d’un nom et d’une fortune considérables, le jeune Alfred avait sucé les bons principes avec le lait. Il méprisait dûment toutes les nouveautés politiques qui se sont introduites en France depuis la catastrophe de 1789. À ses yeux, la nation française se composait de trois classes: le clergé, la noblesse et le tiers état. Opinion respectable et partagée encore aujourd’hui par un petit nombre de sénateurs. Il se rangeait modestement parmi les premiers du tiers état, non sans quelques prétentions secrètes à la noblesse de robe. Il tenait en profond mépris le gros de la nation française, ce ramassis de paysans et de manœuvres qu’on appelle le peuple, ou la vile multitude. Il les approchait le moins possible, par égard pour son aimable personne, qu’il aimait et soignait passionnément. Svelte, sain et vigoureux comme un brochet de rivière, il était convaincu que ces gens-là sont du fretin de poisson blanc, créé tout exprès par la providence pour nourrir MM. les brochets.
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