Un philosophe turc a dit:
«Il n’y a pas de coups de poing agréables; mais les coups de poing sur le nez sont les plus désagréables de tous.»
Le même penseur ajoute avec raison, dans le chapitre suivant:
«Frapper un ennemi devant la femme qu’il aime, c’est le frapper deux fois. Tu offenses le corps et l’âme.»
C’est pourquoi le patient Ayvaz-Bey rugissait de colère en ramenant mademoiselle Tompain et sa mère à l’appartement qu’il leur avait meublé. Il leur donna le bonsoir à leur porte, sauta dans une voiture et se fit mener, toujours saignant, chez son collègue et son ami Ahmed.
Ahmed dormait sous la garde d’un nègre fidèle; mais, s’il est écrit: «Tu n’éveilleras point ton ami qui dort,» il est écrit aussi: «Éveille-le cependant s’il y a danger pour lui ou pour toi.» On éveilla le bon Ahmed. C’était un long Turc de trente-cinq ans, maigre et fluet, avec de grandes jambes arquées. Excellent homme, d’ailleurs, et garçon d’esprit. Il y a du bon, quoi qu’on dise, chez ces gens-là. Lorsqu’il vit la figure ensanglantée de son ami, il commença par lui faire apporter un grand bassin d’eau fraîche; car il est écrit: «Ne délibère pas avant d’avoir lavé ton sang: tes pensées seraient troubles et impures.»
Ayvaz fut plus tôt débarbouillé que calmé. Il raconta son aventure avec colère. Le nègre, qui se trouvait en tiers dans la confidence, offrit aussitôt de prendre son kandjar et d’aller tuer Mr L’Ambert. Ahmed-Bey le remercia de ses bonnes intentions en le poussant du pied hors de la chambre.
– Et maintenant, dit-il au bon Ayvaz, que ferons-nous?
– C’est bien simple, répondit l’autre: je lui couperai le nez demain matin. La loi du Talion est écrite dans le Coran: «Oeil pour œil, dent pour dent, nez pour nez!»
Ahmed lui remontra que le Coran était sans doute un bon livre, mais qu’il avait un peu vieilli. Les principes du point d’honneur ont changé depuis Mahomet. D’ailleurs, à supposer qu’on appliquât la loi au pied de la lettre, Ayvaz serait réduit à rendre un coup de poing à Mr L’Ambert.
– De quel droit lui couperais-tu le nez, lorsqu’il n’a pas coupé le tien?
Mais un jeune homme qui vient d’avoir le nez écrasé en présence de sa maîtresse se rend-il jamais à la raison? Ayvaz voulait du sang. Ahmed dut lui en promettre.
– Soit, lui dit-il. Nous représentons notre pays à l’étranger; nous ne devons pas recevoir un affront sans faire preuve de courage. Mais comment pourras-tu te battre en duel avec Mr L’Ambert suivant les usages de ce pays? Tu n’as jamais tiré l’épée.
– Qu’ai-je à faire d’une épée? Je veux lui couper le nez, te dis-je, et une épée ne me servirait de rien pour ce que je veux!…
– Si du moins tu étais d’une certaine force au pistolet?
– Es-tu fou? Que ferais-je d’un pistolet pour couper le nez d’un insolent? Je… Oui, c’est décidé! Va le trouver, arrange tout pour demain! Nous nous battrons au sabre!
– Mais, malheureux! que feras-tu d’un sabre? Je ne doute pas de ton cœur, mais je puis dire sans t’offenser que tu n’es pas de la force de Pons.
– Qu’importe! lève-toi, et va lui dire qu’il tienne son nez à ma disposition pour demain matin!
Le sage Ahmed comprit que la logique aurait tort, et qu’il raisonnait en pure perte. À quoi bon prêcher un sourd qui tenait à son idée comme le pape au temporel? Il s’habilla donc, prit avec lui le premier drogman, Osman-Bey, qui rentrait du cercle Impérial, et se fit conduire à l’hôtel de maître L’Ambert. L’heure était parfaitement indue; mais Ayvaz ne voulait pas qu’on perdît un seul moment.
Le dieu des batailles ne le voulait pas non plus; au moins tout me porte à le croire. Dans l’instant que le premier secrétaire allait sonner chez maître L’Ambert, il rencontra l’ennemi en personne, qui revenait à pied en causant avec ses deux témoins.
Maître L’Ambert vit les bonnets rouges, comprit, salua et prit la parole avec une certaine hauteur qui n’était pas tout à fait sans grâce.
– Messieurs, dit-il aux arrivants, comme je suis le seul habitant de cet hôtel, j’ai lieu de croire que vous me faisiez l’honneur de venir chez moi. Je suis Mr L’Ambert; permettez-moi de vous introduire.
Il sonna, poussa la porte, traversa la cour avec ses quatre visiteurs nocturnes et les conduisit jusque dans son cabinet de travail. Là, les deux Turcs déclinèrent leurs noms, le notaire leur présenta ses deux amis et laissa les parties en présence.
Un duel ne peut avoir lieu dans notre pays que par la volonté ou tout au moins le consentement de six personnes. Or, il y en avait cinq qui ne souhaitaient nullement celui-ci. Maître L’Ambert était brave; mais il n’ignorait pas qu’un éclat de cette sorte, à propos d’une petite danseuse de l’Opéra, compromettrait gravement son étude. Le marquis de Villemaurin, vieux raffiné des plus compétents en matière de point d’honneur, disait que le duel est un jeu noble, où tout, depuis le commencement jusqu’à la fin de la partie, doit être correct. Or, un coup de poing dans le nez pour une demoiselle Victorine Tompain était la plus ridicule entrée de jeu qu’on pût imaginer. Il affirmait, d’ailleurs, sous la responsabilité de son honneur, que Mr Alfred L’Ambert n’avait pas vu Ayvaz-Bey, qu’il n’avait voulu frapper ni lui ni personne. Mr L’Ambert avait cru reconnaître deux dames, et s’était approché vivement pour les saluer.
En portant la main à son chapeau, il avait heurté violemment, mais sans aucune intention, une personne qui accourait en sens inverse. C’était un pur accident, une maladresse au pis aller; mais on ne rend pas raison d’un accident, ni même d’une maladresse. Le rang et l’éducation de Mr L’Ambert ne permettaient à personne de supposer qu’il fût capable de donner un coup de poing à Ayvaz-Bey. Sa myopie bien connue et la demi-obscurité du passage avaient fait tout le mal. Enfin, Mr L’Ambert, d’après le conseil de ses témoins, était tout prêt à déclarer, devant Ayvaz-Bey, qu’il regrettait de l’avoir heurté par accident.
Ce raisonnement, assez juste en lui-même, empruntait un surcroît d’autorité à la personne de l’orateur. Mr de Villemaurin était un de ces gentilshommes qui semblent avoir été oubliés par la mort pour rappeler les âges historiques à notre temps dégénéré. Son acte de naissance ne lui donnait que soixante-dix-neuf ans; mais, par les habitudes de l’esprit et du corps, il appartenait au XVIe siècle. Il pensait, parlait et agissait en homme qui a servi dans l’armée de la Ligue et taillé des croupières au Béarnais. Royaliste convaincu, catholique austère, il apportait dans ses haines et dans ses amitiés une passion qui outrait tout. Son courage, sa loyauté, sa droiture et même un certain degré de folie chevaleresque, le donnaient en admiration à la jeunesse inconsistante d’aujourd’hui. Il ne riait de rien, comprenait mal la plaisanterie et se blessait d’un bon mot comme d’un manque de respect. C’était le moins tolérant, le moins aimable et le plus honorable des vieillards. Il avait accompagné Charles X en Écosse après les journées de juillet; mais il quitta Holy-Rood au bout de quinze jours de résidence, scandalisé de voir que la cour de France ne prenait pas le malheur au sérieux. Il donna alors sa démission et coupa pour toujours ses moustaches, qu’il conserva dans une sorte d’écrin avec cette inscription: Mes moustaches de la garde royale . Ses subordonnés, officiers et soldats, l’avaient en grande estime et en grande terreur. On se racontait à l’oreille que cet homme inflexible avait mis au cachot son fils unique, jeune soldat de vingt-deux ans, pour un acte d’insubordination. L’enfant, digne fils d’un tel père, refusa obstinément de céder, tomba malade au cachot, et mourut. Ce Brutus pleura son fils, lui éleva un tombeau convenable et le visita régulièrement deux fois par semaine sans oublier ce devoir en aucun temps ni à aucun âge; mais il ne se courba point sous le fardeau de ses remords. Il marchait droit, avec une certaine roideur; ni l’âge ni la douleur n’avaient voûté ses larges épaules.
Читать дальше